Lexicon / introduction (1997)

Douglas Edric Stanley

1997.01.01

« Un dictionnaire commencerait à partir du moment où il ne donnerait plus le sens mais les besognes des mots » — Georges Bataille, « informe », Documents 7, 1929

mode d’emploi : lexique de l’interactivité

Quand j’étais enfant, alors que j’habitais dans les collines mêmes qui ont vu naître Silicon Valley, un jour on m’a donné des petites cubes en bois pour jouer. On appelait ça des « building-blocks », c’est-à-dire des « cubes de construction ». Pour nous les enfants, l’intérêt des building-blocks, c’était qu’ils ne servaient pas vraiment à grand chose. C’est pour cette raison même qu’ils servaient à tout. On les appelait « cubes de construction » mais pour nous cela ne voulaient rien dire. C’était plutôt des « cubes-bidules », des « cubes pour faire des trucs », des « cubes pour machiner d’importe quoi ». C’est vrai, on « construisait » des maisons avec. Mais on les détruisait avec aussi. Ils faisaient bien du bruit et on pouvait les utiliser pour taper n’importe quoi. Quand ils nous énervaient, on les jetait dans les coins pour s’en débarrasser. Une fois ramassés, on réfléchissait pour voir ce qu’ils pouvaient et ne pouvaient pas faire. On les suçait, parfois on s’efforçait de les ouvrir comme s’ils nous cachaient quelque chose. Mais c’était toujours en vain : les cubes restaient solides, parfaitement formés, et pour cette raison même informes. C’était presque des outils à leur degré zéro, où ce n’est que l’effort du travail qui peut se greffer dessus, mais sans produit du travail autre que le fait qu’on les manie. Si on faisait quelque chose avec, ils existaient, leur forme, justement, prenait forme. Mais tant qu’on ne les machinait pas, ils restaient immobiles, vides, amorphes… On auraient pu dire que ces building-blocks donnaient l’évidence d’un tabula rasa de l’enfance, sauf qu’il y avait un petit détail qui n’échappait à presque aucun de ces building-blocks et qui introduisait une autre logique dans leur histoire : sur la face de chaque cube se trouvait, en relief, soit une lettre, soit une image. Les building-blocks étaient non seulement des « blocs » informes architectoniques, mais également des graphèmes, des hiéroglyphes, et des figures. Si on vidait d’un seul coup le sceau qui contenait les cubes, on voyaient bien qu’il ne s’agissait que d’un alphabet sans signification, une abstraction de signes, une machine pas encore en marche. Mais à mesure qu’on commençait à fabriquer quelque chose, voilà que s’écrivaient des récits, des histoires, et des petits poèmes faits de texte et d’images. Car en fabricant des structures, des figures, et des formes, on dessinait également des phrases, des syntagmes de signification, et des montages-séquences. Le fait qu’on les posait les uns à côté des autres nous permettait de créer des petits films ou des livres illustrés. Mots et images pouvaient se mélanger avec une grande fluidité. D’un seul coup, « signification » était profondément liée à « expression », ou plus précisément à « usage ». Prendre lettre après lettre, image après image, c’était non seulement créer des phrases, mais créer la définition qui nous permettrait de créer la phrase. À partir d’éléments discrets sans sens (signification, orientation), à partir de simples potentiels, on se mettait à fabriquer des choses.

[…]

Voici un lexique de l’interactivité. Il est fait d’entrées discrètes, indépendantes les unes des autres. Chaque entrée traite un aspect de l’interactivité, soit en proposant une déconstruction des idées reçues, soit en proposant de nouvelles figures d’interactivité. Les entrées sont classées par ordre alphabétique, selon la tradition de l’encyclopédie classique. L’intérêt d’une telle grille, c’est qu’elle permet une multiplicité de lectures possibles, mais entièrement en fonction des besoins de chaque lecteur. [besogne n.f. (Besoigne, 1190; forme fém. de besoin. V.besoin). 1° Vx. Besoin, ce qui est nécessaire (v.besogneux). - Vx. Acte sexuel. 2° Mod. Travail imposé par la profession ou par toute autre cause.] La grille du lexique est asignifiante. Elle ne propose pas de lectures en soi. Elle ne propose que des possibilités de lecture, même si certaines lectures deviennent de toute évidence plus privilégiées que d’autres, de part les tendances internes de chaque entrée et ses associations avec les autres termes. À partir de ce dispositif de lecture, un certain nombre de possibilités hypertextuelles sont introduites, notamment à travers l’usage des renvois. Ces renvois sont toujours marqués en rouge. Ce marquage permet au mot de se situer entre deux espaces : il est à la fois dans la phrase, voire un élément essentiel de celle-ci et à la fois tiré vers l’extérieur de la phrase et de l’entrée tout court. C’est donc avec des renvois que le lecteur pourra actualiser les arguments virtuels du texte et activer sa propre expérience, notamment en déformant la structure des entrées au profit d’un usage ou d’un besoin. C’est en employant les définitions discrètes, en introduisant chaque « bloc » dans une autre figure que celle de son apparence actuelle, qu’on les mettra en marche. Dans un tel procédé de déformation de la forme du texte à travers l’hypertexte, on verra alors apparaître le dispositif de l’interactivité.

Pour un certain nombre d’entrées, des illustrations sont proposées. Ces illustrations peuvent venir de trois sources : 1. d’un travail de repérage historique et conceptuel autour d’œuvres interactives proposées par d’autres artistes/concepteurs, que j’ai commencé pour ce lexique mais que je compte approfondir dans l’avenir ; 2. des divers réalisations et projets de mon propre travail de programmeur, développeur et artiste hypermédia ; 3. des figures de l’interactivité pseudo-pédagogiques qui ont été crées pour ce lexique et marque le début d’une collaboration avec le Laboratoire d’esthétique de l’interactivité (Paris 8) pour la construction d’un véritable dictionnaire d’« instruments et figures de l’interactivité » sur format CD-Rom/Internet. Avec les exemples de mon propre travail d’artiste, ces figures constituent la partie « pratique » de ce mémoire de D.E.A.

L’ensemble du dispositif proposé ici répond à ce que je ressens personnellement comme une crise actuelle de l’interactivité. Des travaux de recherche ainsi que des propositions d’artistes ont depuis longtemps montré qu’il existe un véritable média en cours de développement, celui de l’interactivité. Mais à part ces divers dispositifs, qui restent pour la plupart dans un format qui ressemble plutôt à celui du « prototype » (cf. Jean-Louis Boissier, Programmes interactifs, Centre d’art d’Ivry-CREDAC, 1995), on ne peut pas dire qu’il existe un véritable art de l’interactivité autre que le jeux informatique. Ceci est dû probablement en partie à la conception « interface » de l’informatique ainsi qu’à l’autre révolution actuelle de l’informatique, celle de l’Internet. L’ironie de cette situation est que dans le premier cas, il s’agit d’un dispositif supposé mettre en avant l’interactivité avec la machine informatique, tandis que dans le deuxième il s’agit d’une véritable chance pour l’interactivité, c’est-à-dire l’extension de son champ d’action. Mais dans les deux cas, nous voyons que l’interactivité est plutôt utilisée au profit de deux logiques qui n’ont finalement pas grand chose à voir avec celle de l’interactivité. Dans le cas de l’interface, l’interactivité est soumis aux besoins du travail à travers l’introduction des fonctionnalités, tandis que dans le cas d’Internet il s’agit la plupart du temps d’une interactivité mise au service de la communication.

Je rejette fondamentalement cette situation et réclame une vraie réflexion sur l’interactivité. La particularité d’une telle démarche tourne également autour de sa propre contradiction : en même temps que l’interactivité a besoin de modèles ou de propositions théoriques définitives, toute proposition théorique trop rigide risque de court-circuiter les nouvelles expressions de l’interactivité que nous ne pouvons pas encore imaginer. C’est déjà le cas des dispositifs actuels d’interactivité qui semblent pour la plupart héritiers de modèles extrêmement restreints et qui seront critiqués ici. Au lieu de proposer une seule théorie de l’interactivité, j’en propose alors des figures basées sur des constats théoriques, ou ce qu’on pourrait appelé en anglais des « working-models » de l’interactivité. Pour un cours que je prépare actuellement sur l’art informatique, j’ai appelé ce procédé de la « théorie pratique ». Ces définitions de l’interactivité reviennent à la logique des cubes d’enfants dans la mesure où elles ne décrivent l’interactivité qu’en la construisant. C’est pour cette raison que je parle d’une théorie pratique, car la théorie n’est théorie qu’en tant qu’elle est « pratique ». Ici, proposer des « concepts » pour l’interactivité consiste à dessiner des figures et, à partir de ces figures, tirer un certain nombre de conclusions pour réalimenter la machine conceptuelle. Ces figures peuvent venir du passé, du présent, de travaux futurs, peu importe. Ce qui qui est important ici, c’est que nos définitions de l’interactivité, nos « working-models » de celle-ci, nous permettent de créer de véritables dispositifs, voire à chaque nouveau concept créer un nouveau sens de l’interactivité. Il s’agit de ce que Michael Foucault et Gilles Deleuze ont appelé des énoncés, c’est-à-dire des dispositifs d’énconciation où « événement », « structure » et « contenu » se trouvent sur un seul plan d’expression.

De toute évidence, le fait même de proposer des « working-models » pour l’interactivité présuppose néanmoins certains a priori théoriques. À commencer par le rejet lui-même de la notion de communication, une notion considérée par beaucoup comme l’origine même de l’interactivité. Et ce n’est pas pour rien que je propose de travailler dans une conjonction entre théorie et pratique qui consiste à proposer des dispositifs. Car, au zéro degré de l’interactivité se trouve ce que j’appelle une interactivité de l’effort, c’est-à-dire la possibilité de créer, dans sa propre expérience de l’interaction humain-machine, un véritable dispositif d’ouverture lié profondément à une sorte de machine abstraite de construction de nouveaux dispositifs. L’interactivité est un dispositif, et elle crée des dispositifs, voici un de nos a priori théoriques qui ne cessera d’alimenter les entrées.

On peut commencer à lire ce lexique presque n’importe où. Toutefois, certaines pistes peuvent être proposées. Pour une lecture plutôt théorique, par exemple, on commencerait avec « lexique » qui donne une certaine problématique de départ autour du terme même de l’interactivité, en passant ensuite à la définition de l’in+ter+activité, pour ensuite traiter des entrées tels que approche, codec, configuration, déploiement, diagramme, dispositif, durée, dysfonctionnement, effort, fonctionner, geste, hyperbole, intercourse, invagination, inversion, machine abstraite, piège, programme, prothèse, réflexion, relation, scène, sombre précurseur et talon d’Achille. Cette lecture finirait avec zéro degré qui constituerait en quelque sorte la conclusion.

Pour une lecture plus pratique, cherchant à s’alimenter de figures d’interactivité pour, par exemple, en construire soi-même, on regarderait principalement les entrées attracteur, bifurcation, bouton, carte, consultation, diagramme, échelle, game over, grille, instrument, inversion, marionnette, multiplicité, piège, précision, proximité, réflexion, variation. Ces entrées constituent, en quelque sorte, une bonne partie de ma valise de travail actuelle, et sont utilisées constamment, par exemple, dans ma collaboration actuelle avec la chorégraphe Andrea Davidson sur le CD-Rom La morsure.

Par contre, une lecture qui chercherait plutôt une critique des idées reçues sur l’interactivité ne passerait pas forcément par ses propositions pratiques et se contenterait de termes plus reconnaissables pour les théoriciens traditionnels de l’interactivité : apesanteur, apprentissage, arborescence, bouton, catalogue, choix, conversation, ennui, fonctionner, fréquence, information, interacteur, interface, programme, réalité virtuelle, scène, temps réel, et x,y.

Toutes ces lectures pourraient être accompagnées également d’une lecture plus psychologique de l’interactivité, et qui donnerait des réponses à certains problèmes théoriques et pratiques autour de la question de l’affectivité : accordage affectif, affects de vitalité, approche, configuration, consultation, durée, ennui, game over, inversion, perception amodale, projection.