figure d’interactivité. J’ai devant moi un « bouton ». Rouge, d’ailleurs. De toute apparence, il « ne fait rien », ou plutôt « ne fait rien d’autre qu’attendre ». Alors, ayant une certaine expérience de l’informatique, je dirige mon « curseur » sur ce bouton au moyen de ma prothèse préférée, et en enfonçant le bouton de la prothèse, mon bouton « virtuel » s’enfonce. Première réussite d’interactivité, d’une interactivité plus ou moins explicite, annoncée, ou affichée. Le bouton le dit : je suis interactif, cliquez sur moi. Je l’ai écouté et, en cliquant, il s’est enfoncé; on s’est écouté l’un l’autre : il m’a dit de cliquer, et je lui ai dit que je lui cliquait dessus. Il s’est enfoncé et a fait du bruit. Protocole de communication réussi. De cette expérience, nous pouvons extraire une formule : la facilité d’usage d’un bouton informatique ou virtuel tient à deux facteurs : son efficacité analogique et sa lisibilité. Voyons d’abord l’analogie. Si je réussis facilement à cliquer sur le bouton virtuel, si, plus précisément, j’ai pu dire que cette image devant moi - qui n’est rien d’autre que le dessin d’un cercle rouge - était un véritable bouton, c’est parce qu’il est en relation avec un « véritable bouton », c’est-à-dire celui de ma souris. Ce n’est évidemment pas la seule condition de possibilité d’un bouton virtuel, mais dans ce cas précis il s’agit d’un tel rapport : pour cliquer sur ce « bouton virtuel » j’ai dû cliquer sur un bouton actuel, ou mécanique, et c’est l’analogie effective ou constitutive (c’est-à-dire le lien entre ce bouton actuel et l’infinité de boutons informatiques possibles) qui fait que je peux dire : « j’ai cliqué sur le cercle rouge, et c’était en fait un bouton ». Dans ce premier aspect du bouton virtuel, on est simplement en train de mettre en rapport deux expressions, celle acceptée en mécanique sous le nom de « bouton » et l’objet virtuel qui s’y rattache. Ce qui est important ici, c’est le « lien » entre les deux, le « par rapport », non pas l’objectivité de la démarche presque linguistique. Comme dans le langage, n’importe quel énoncé peut se trouver en correspondance avec n’importe quel autre. Si je clique sur le bouton de ma souris, par exemple, ce bouton peut se décliner en des milliers d’autres boutons plus abstraits ou virtuels, n’ayant même pas de formes de boutons connus jusqu’ici. Car à partir de la réussite de cette déclinaison, presque n’importe quoi peut prendre la place d’un bouton (image, texte, dessin, et même son), il nous faut simplement un rapport, c’est-à-dire une relation entre le bouton de la prothèse et l’objet graphique qui cherche à devenir bouton. Image sur Internet, lien hypertexte, ou l’ordinateur lui-même semblent tous en rapport direct avec l’utilisateur par la relation établie avec le bouton [on/off] de la machine. Rapport analogique, à entendre comme l’expression d’un « par rapport »… Le deuxième facteur d’« efficacité » du bouton vient de son rapport à la lisibilité. Ce deuxième facteur est en contradiction avec le premier. L’intérêt d’un bouton, même en dehors de l’informatique, c’est qu’il affiche la programmation qui lui est attachée. Cette visibilité de sa programmation permet également une lecture : on « comprend » ce qu’il fait. C’est dans ce sens que l’on peut dire qu’il est lisible, car il s’inscrit dans une chaîne de signification, c’est-à-dire qu’il a un « sens » : dans une direction il est en marche, dans une autre il est éteint. Si je pousse un bouton, je sais qu’il a deux positions : on/off. Cette logique me permettra de contrôler ma stéréo par exemple, car en parlant le « langage bouton », je lui dirai de dire à la stéréo de s’éteindre. Si, au lieu de l’éteindre je saisis le bouton qui contrôle le volume, j’aurai dans la plupart des cas un bouton rotatif qui indique avec des chiffres l’ensemble des positions possibles. « Pump it up ! » se fait en un tournemain. On dira que les positions de ce bouton ont indiqué l’ensemble de la programmation attachée, elles ont permis une visualisation du processus mécanique qui suivra la manipulation. L’importance du « volant » de la voiture, par exemple, n’est pas seulement qu’il permet un contrôle libre de l’orientation de la voiture, mais qu’il détermine cette liberté à partir d’une contrainte très particulière : on discretise l’ensemble des fonctions de la voiture, et, autour d’un seul axe on permet un seul type de mouvement : tourner un objet dans le sens de l’aiguille d’une montre, ou en sens inverse. On rend lisible les mécanismes nécessaires pour tourner la voiture en associant deux dispositifs : horloge = rotation des axes. C’est l’ensemble des divers leviers et manettes qui permettra ce véritable transfert des opérations nécessaires pour faire piloter la voiture. C’est dans ce sens que nous parlerons d’une visibilité ou d’une lisibilité de la programmation… Mais à partir de cette fonction de lisibilité, nous voyons quelque chose de bizarre glisser dans la relation déclencheur + déclenché. C’est ici qu’il y a contradiction. Aussi bien qu’il y ait une relation entre les deux, cette relation demeure parfaitement arbitraire et n’a même pas besoin de correspondre à quelque adéquation que ce soit entre les deux. Comme nous l’avons déjà dit, un même bouton peut allumer une lampe ou déclencher une guerre nucléaire. Il y a un décalage incommensurable entre les deux. La lisibilité saute par-dessus ce décalage pour donner une intuition du processus déclenché. Mais cette lisibilité du bouton, c’est-à-dire l’intuition qu’on peut en avoir, et la relation qu’elle établit entre moi et la programmation attachée, est purement une fonction de mon désir. Il y a relation donc, mais sans adéquation. C’est une approche sans véritable contacte. La lisibilité du bouton ne vient finalement qu’avec l’expérience, ou avec un procédé d’apprentissage. C’est de l’ordre de la spéculation, même si les actes que cette spéculation déclenche sont effectifs. Cet apprentissage peut se faire soit par expérience directe (« la dernière fois que j’ai cliqué dessus, il m’a fait ceci »), soit par expérience procurée, c’est-à-dire par démonstration (« voici comment déclencher cette fonction »)… En dernière instance, il faudrait insister sur le caractère ponctuel des boutons, la façon dont, au moins jusqu’ici, l’événement a toujours lieu après avoir arrêté d’interagir avec mon doigt. Pour cette raison, les boutons travaillent plutôt avec des processus cognitifs détachés qu’avec des affects qualitatifs : on ne peut pas avoir de grande nuance entre « on » et « off », alors je n’interviens dans le mouvement de l’événement qu’à partir d’un seul point d’entrée.
cf. apprentissage, choix, fonctionner, interface
bibliographie :
- Bruno Jacomy, « Enquête sur un bouton », Alliage, no.14, Hiver 1992.