Une petite fille joue à poser des cailloux les uns à côté des autres. D’abord elle les examine. Le premier a un grand trou au milieu : ce caillou sera la maman parce qu’elle héberge. Le deuxième caillou ressemble à une baguette, il sera alors le boulanger. Le troisième caillou, plus petit, sera l’enfant qui passera entre la maman et le boulanger pour négocier soit de l’hébergement soit de la nourriture, selon les besoins. Invention d’un jeu de la survie quotidienne à trois cailloux.
Imaginons maintenant qu’avec ces trois mêmes cailloux, on soit transporté dans le jeu de la salle de classe. Du coup, les trois cailloux sont remis à un même niveau où chacun est interrogé par une maîtresse sévère qui demande des réponses, distribue des punitions et exige des comportements. Cette voix désincarnée de l’autorité sera bien sûr joué par l’enfant, qui n’agit pas au même niveau que les cailloux ; elle sera au-dessus. Le premier caillou devient alors celui-qui-oublie-tout, à cause de son trou de mémoire. Le deuxième se transforme en rapporteur, car son long nez se trouve fourre dans les histoires des autres. Et finalement, le troisième caillou, trop petit pour la classe, se voit transformé en bouc émissaire : les autres sont plus grands et se moquent de lui.
Retournons maintenant à la configuration des cailloux pour réintroduire la petite fille. Ici, nous avons beaucoup d’exemples pour nous aider, tels que la marelle (de « °deg;marr- » c’est-à-dire « pierre ») ou des milliers de jeux de « basket » ou de rapprochement d’une ligne avec des cailloux. On pourrait imaginer la petite fille transformée en pompier qui viendrait sauver les cailloux enfermés dans une maison qui brûle. À ce moment elle devient elle-même actrice dans l’histoire (c’est-à-dire sans personnage interposé, sauf si elle est devenue elle-mê un personnage interposé) et non plus seulement son metteur en scène. Un par un les cailloux sont sauvés juste avant d’être immolés par le feu.
L’expérience d’un dispositif passe par la configuration de ses diverses pièces. Quand on va au cinéma on a devant soi un écran et derrière soi un projecteur. Dispositif cinématographique = (surface réfléchissante) + (faisceau lumineux d’image-mouvement). Mais qu’est-ce qui distingue le cinéma de la télévision ? Là aussi nous avons un écran et un projecteur, sauf que ce deuxième est passé derrière l’écran. Est-ce suffisant pour les distinguer ? Bien sûr la taille de l’écran de télévision change avec le repositionement du projecteur, mais ce changement affecte également la salle en permettant d’avoir les lumières allumées. Le cinéma a besoin de l’obscurité. Il faudrait dire alors : dispositif cinématographique = (surface réfléchissante) + (soustraction des alentours) + (faisceau lumineux). mais décrivons la situation de façon plus précise. Quand la salle est noire, il est plus difficile de se lever de sa chaise comme on le fait facilement devant l’écran de télévision. On ne peut pas comprendre le cinéma si on n’inclue pas la chaise dans ce dispositif : dispositif cinématographique = (surface réfléchissante) + (facteur de contrainte) + (soustraction des alentours) + (faisceau lumineux). c’est alors et grâce à cette particularité de la chaise qui contraint le spectateur, que nous nous approchons du dispositif cinématographique. Mais cette particularité ne peut pas être comprise sans avoir pris en considération l’effet que cet isolement aura sur le spectateur. Il faut donc prendre en considération la libération de l’oeil apportée par cette contrainte, et la circulation de l’esprit dans l’image qui en découle. Le véritable écran de projection c’est l’oeil du spectateur, c’est lui qui donne corps à l’image, qui l’approprie et actualise les intensités qu’elle comporte. Le véritable formule de l’expérience cinématographique sera alors : dispositif cinématographique = (faisceau lumineux) + (facteur de contrainte) + (soustraction des alentours) + (surface réfléchissante) + (surface de réception). On ne peut comprendre le cinéma si on n’intègre pas le spectateur dans le processus, si on exclut sa contribution au fonctionnement du dispositif (cf. Jean-Louis Baudry, « Le dispositif »). Le cinéma est déjà en quelque sorte un dispositif d’interaction, car le spectateur actualise les émotions portées à l’écran (passivité active -> effort).
Un dispositif n’est donc pas un simple ensemble de mécanismes ou de techniques, mais la disposition de ses divers éléments. Cette disposition vient de la composition du mot lui-même. « Dispositif » ne signifie pas seulement un système technique, mais la disposition des éléments de ce système : dispositif est dérivé du radical latin dispositum, supin de disponere (dis + ponere, c’est-à-dire « placer en séparant distinctement » ou « arranger, ordonner, régler »). On peut d’ailleurs distinguer dispositif de système grâce à cette étymologie : le grec sustêma décrit un groupement, un « assemblage » ou un « ensemble » dans un seul corps qui se tient debout (°deg;sista-, °deg;sta- « être debout »), tandis que disponere décrit la séparation ou la répartition des différents éléments, chacun dans une sorte de stratégie. Quand la petite fille joue aux cailloux, elle construit divers dispositifs narratifs à partir des rôles qu’elle donne à chaque caillou. Elle les dé-nomme. Elle ne rassemble pas tous les cailloux en une seule figure ou dans un seul corps, elle leur donne des fonctions qui dessinent ensuite des figures d’interaction : « toi, tu seras la mère et toi, tu seras le bébé », etc., etc.
Définition : le dispositif est construit à partir d’éléments discrets interconnectés dans un diagramme d’interactions.
Qu’est-ce alors qu’un dispositif interactif, à proprement parler ? Notre exemple de petite fille qui joue aux cailloux pourrait nous aider ici. Si on prend les deux premiers exemples, nous voyons des récits qui s’écrivent autour d’interactions entre les cailloux. Il ne s’agit pas alors d’interactivité « à proprement parler », pour des raisons qui deviendront bientôt évidentes. Dans l’exemple qui suit, la petite fille s’introduit dans le dispositif comme pompier pour sauver chaque caillou de la maison qui brûle. Elle devient elle-même, en quelque sorte, caillou. Mais voilà que tout change puisqu’elle est à la fois témoin de l’histoire, c’est-à-dire spectatrice, et élément indispensable à l’histoire, c’est-à-dire actrice. Elle est à la fois dans l’histoire et porteuse de l’histoire. On dira alors qu’elle est le rapport interne à l’extérieur, dans tous les sens que cette définition pourrait avoir. Elle est interne à l’histoire, parce qu’elle est le pompier. En même temps elle est extérieure à l’histoire puisqu’elle n’est pas un caillou comme les autres. Elle est caillou sans être caillou. Elle joue à être caillou, cela s’appelle l’imagination. Mais, par rapport au dispositif le rapport est plus complexe puisque, tant qu’elle occupe son rôle, ses actions sont effectives à l’intérieur du dispositif. On dira donc que dans les dispositifs d’interactivité à proprement parler on trouvera des éléments internes d’interactions (les cailloux entre eux) couplés avec des éléments externes (interactivité) qui prennent le rôle d’éléments internes (la petite fille -> pompier). C’est donc l’intercourse d’éléments internes et d’éléments externes qui détermine le dispositif d’interactivité. Et tout ce qui est action interne à ce dispositif sera effectif, même s’il n’est effectif que pour le dispositif. Souvent nous croyons que les actions des dispositifs interactifs sont « fausses » ou irréelles, tandis qu’ils le sont tout simplement parce que nous les jugeons du point de vue d’un autre dispositif dans lequel ces actions ne sont pas effectives.
Ce rapport d’éléments internes par rapport à un élément externe intériorisé, n’est évidemment pas purement un rapport de réciprocité, mais un rapport que nous pourrions qualifier d’invagination. Ce terme, développé par Derrida à propos de Blanchot, nous aide à comprendre cette situation paradoxale d’éléments intérieurs-extérieurs, parce qu’il décrit précisément le pli d’intériorisation qui permet d’intérioriser l’extériorité en tant qu’extériorité : « l’invagination est le reploiement interne de la gaine, la réapplication inversée du bord externe à l’intérieur d’une forme où le dehors ouvre alors une poche » (Derrida, Parages, p.143). La petite fille n’est pas simplement une actrice parmi tous les autres acteurs, même si elle n’est pas non plus purement à l’extérieur du dispositif. Elle est le point de fuite de l’intérieur du dispositif, elle est ce par quoi le dispositif tient son rapport à l’extérieur. Dans l’interactivité à proprement parler, ce point de fuite affecte de plus en plus l’ensemble du dispositif. Il faudrait alors parler de degrés d’interactivité, d’intensités d’interaction entre un dispositif et son dehors. Le cinéma n’est pas l’interactivité à cause de ce rapport au degré. Dans un certain sens, tout dispositif est un rapport d’intériorité-extériorité ou d’invagination. Sauf que dans l’interactivité à proprement parler, on prend ce rapport comme principe. Ajoutons à cela la notion de mécanisme, de programme ou de moteur algorithmique pour conclure la définition. Nous commençons à peine à définir l’interactivité. Il faudrait revenir alors sur les divers dispositifs déjà existants, et ceux encore à construire… Mais pour l’instant nous pouvons dire que l’interactivité construit un rapport actif avec le dehors du dispositif, et inclut ce dehors dans le processus même du dispositif. Bien sûr, le dispositif d’interactivité reconfigure ce dehors et le force à se modéliser selon ses propres contours : je ne peux pas parler à la souris, je dois la saisir avec ma main et donc être saisi par elle. Par contre, je peux toujours connecter cette souris à un bras robotique qui piloterait ensuite le curseur sur l’écran : tant que l’on passe par les plis de l’invagination, on peut maintenir n’importe quoi en rapport avec le dispositif d’interactivité. Évidemment la petite fille construisait déjà un dispositif d’interaction avec ses histoires de boulanger et d’enfant affamé, mais le dispositif devient interactif au moment où elle est externe à cette interaction, tout en étant inclus dans le dispositif. S’il s’agit en plus d’un programme d’automatisme, on peut dire qu’on a affaire à un dispositif d’interactivité. Ce qui veut dire qu’un des premiers dispositifs d’interactivité serait effectivement le piège.
Tirés entre deux pôles, la question devient alors, quels sont les dispositifs à construire ? Comme la fille avec ses cailloux, nous avec nos calculi…
cf. approche, configuration, diagramme, effort, grille, instrument, interface, invagination, marionnette, piège, relation