figure d’interactivité. L’introduction du concept d’un deuil à l’intérieur du mouvement de l’interactivité. Sauf qu’ici, c’est soi-même qui est représenté en cadavre. Il y a donc nécessité d’introduire la notion des meilleurs joueurs, les « high scores », qui constituent en quelque sorte le cimetière de la mémoire collective d’une communauté impossible. Je me souviens, adolescent, d’avoir joué avec des consoles où on ne pouvait introduire que trois caractères (les initiales) pour s’inscrire dans ce paysage morbide des « high scores ». On se mesurait, se comparait, avec des inconnus comme STU, RAD, JIM, ou TRE à travers ce royaume des morts. Le temps est venu également où le programme devait contrecarrer des tentatives de défiguration devant cette tradition du respect des morts : interdiction d’initiales tels que “FUK”, “CUM”, “SHT” et “PIS”. Comme le graffiti dans la ville moderne, les joueurs avaient compris qu’on pouvait s’inscrire dans ce flux inhumaine de données, et même qu’on pouvait se positionner dans ce flux en se plaçant plus ou moins haut dans les « high scores » et déplacer tous ceux qui se trouvaient en dessous. Voici une figure de réponse au talon d’Achille du dispositif d’interaction : la possibilité de jouer au-delà du jeu ponctuel et éphémère, de continuer à interagir avec la machine et avec les autres, bien au-delà du temps accordé par la pièce de monnaie exigée.
cf. dysfonctionnement, inversion, marionnette, projection, prothèse, relation, talon d’Achille
bibliographie :
- Roland Barthes, La chambre claire, ed. de l’Etoile, Gallimard/Le Seuil, 1980
- Steward Brand, « Spacewar: Fanatic Life and Symbolic Death Among the Computer Bums », Rolling Stone, 7 décembre, 1972
- Jacques Derrida, « Apriories Mourir-s’attendre aux limites de la vérité » dans La Passages des frontières : Autour du travail de Jacques Derrida, ed. Galilée, 1993
- Sigmund Freud, Au-délà du principe de plaisir, 1920
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Tamagotchi, virtual pet, Bandaï, 1996. Avec « la vie artificielle » vient aussi la mort… Le dispositif proposé par les Tamagotchis est extrêmement simple : un petit « oeuf » à l’intérieur duquel se tient un « alien » [un extraterrestre] relié à l’extérieur par trois boutons de manipulation. Le but du jeu : garder en vie le plus longtemps possible, l’extraterrestre qui se tient dans l’oeuf. Nourriture, soins médicaux, jeux, discipline, goûters, et hygiène font partie du paysage d’interactions nécessaires pour garder en vie le personnage. Mais arrive, tôt ou tard, le moment où — soit à cause d’un manque d’attention maternelle, soit d’un handicap inhérent au personnage, soit à cause d’autres facteurs environnants — le Tamagotchi doit retourner à son immatérialité actuelle. C’est à ce moment que la figure de la mort, le Game Over, doit trouver son expression. Au Japon, où le jeu a été, non pas inventé, mais fabriqué (car il existe depuis très longtemps des projets de vie artificielle), l’image de la mort est explicite : le Tamagotchi est enterré avec une croix (!) au dessus et un gardien du cimetière qui rôde autour.
Mais en Amérique, où on sait que la difficulté de faire le deuil a atteint une véritable crise hystérique (cf. “Good Mourning America”, Lawrence Rickels, The Case of California, Johns Hopkins, 1991.), le Tamagotchi ne meurt pas, mais se transforme en ange ou, officiellement, « retourne à sa planète ». Selon les « urban myths » qui circulent actuellement autour du phénomène Tamagotchi, les concepteurs du jeu auraient eu raison d’occulter cette image d’un corps tout de suite caché, disparu sans possibilité de funérailles. Car il « paraît » selon les bruits qui courent, qu’un japonais se serait suicidé à la mort de son « virtual pet ». Quoi qu’il en soit on sait qu’avant l’enterrement on évoque souvent la nécessité d’une période de dernières rencontres avec la dépouille, et c’est peut-être cette période de passage, de dernières communications, dont avaient besoin les joueurs de Tamagotchis, qui ont poussé Bandaï à remplacer l’image d’une pierre tombale par celle d’un ange qui flotte dans le ciel. Les modes d’emplois et les commentaires trouvés sur Internet laisseraient croire qu’il s’agit du retour à la planète d’origine des Tamagotchis, mais tout le monde sait que « retourner » dans le ciel, équivaut à un passage chez les morts. Ce qui laisse la place pour un nouvel oeuf, qui lui aussi, luttera jusqu’à la fin contre la mort.
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Spacewar, jeu informatique, Steve Russell avec Alan Kotok, Peter Samson, Dan Edwards, MIT Electrical Engineering Dept., 1962. Largement reconnu comme le premier véritable jeu sur ordinateur (il y aurait le Tennis de W. Higinbotham en 1958, mais il ne s’agissait là que d’une démonstration pour les visiteurs du laboratoire), Spacewar est très vite devenu un véritable phénomène dans les divers laboratoires américains de recherche en informatique. Le jeu consiste en deux vaisseaux spatiaux, représentés sur un écran noir par des petits points, ou « pixels », et guidés par les commandes des joueurs saisies sur un clavier informatique. Leur mission : se battre jusqu’à la mort… Apesanteur, transcendance, métaphysique… Le premier article important sur Spacewar [Stewart Brand, Rolling Stone, 7 décembre, 1972] tombe pile sur le véritable phénomène de ce jeu informatique en proposant le titre suivant « Spacewar : Fanatic Life and Symbolic Death Among the Computer Bums » [Spacewar : vie fanatique et mort symbolique avec les bons à rien de l’informatique]. Car Spacewar permet surtout la condensation de plusieurs phénomènes liés à l’informatique et à ses prétentions métaphysiques. D’abord, la figure de l’espace traduit l’apesanteur de l’informatique, son rapport à l’information (cf. apesanteur). Cette même figure introduit également la notion de l’information comme transcendance ou comme désincorporation, permettant aux joueurs d’accéder à un corps abstrait à travers une icone qui confond « engin » avec « ange » : c’est la figure même du symbolique. À partir de cette configuration d’évacuation du corps de l’interacteur qui s’immobilise dans l’effort absolu pour s’échapper à travers les mouvements minimaux de ses doigts, on retrouve de l’autre côté sa parfaite contradiction : une lutte, une guerre, des stratégies, des alliances, des affrontements, bref tout un monde concret de postures corporelles pour conquérir cet espace. En gros, on inverse le dispositif : du côté de l’utilisateur, avec toute sa chair, son corps bien implanté dans le poids et la densité, on s’immobilise, on se fige, on bloque tout mouvement n’ayant pas de rapport à la manipulation de l’interactivité. On se transforme en cadavre. Tout ce qui reste : la voix (beaucoup de verbalisations dans Spacewar), les mouvements des doigts, et quelques frémissements post-mortem qui débordent de la manipulation précise des deux ou trois touches du prothèse-clavier (cf. marionnette). Ce qui implique donc, de l’autre côté, tout un monde d’incorporation des figures de projection, c’est-à-dire des engins spatiaux comme nouveaux corps. On tourne à toute vitesse pour éviter des missiles, on se projette en avant, en arrière, on dessine des figures devenues littéralement « corps-et-graphique ». La figure de rencontre de ces deux mondes : la mort ou, plus précisément, la dépouille. C’est le moment choc, l’instant d’inversion et de rétablissement des pôles interacteur-machine, je dirais même l’expérience du « Unheimlich » freudien dans le sens qu’on est projeté dans sa propre expérience comme dans un impossible. Prendre conscience qu’on est devenu cadavre devant la machine se fait au moment même où on est exclu de son fonctionnement, ou simplement en tant que chiffre qui traîne encore sur l’écran. On est pro-jeté en dehors du dispositif, et c’est ce bouton « éjecter » qui nous met en face de nous même comme si nous étions sur la scène, et précisément au moment où on n’y est plus. On croit encore au dispositif au moment même où on ne devrait plus y croire. Car être mort dans l’image, on l’a toujours été, au moins du point de vue de la « réalité ». On ne devrait pas avoir besoin d’une image pour nous le dire. Mais c’est alors que nous devons poser la question de l’interactivité et de son statut ontologique. Agir, dans l’interactivité, c’est inter-agir, c’est-à-dire agir dans un travail d’effort qui n’est pas la production d’un produit mais la réalisation d’une activité effective. Ce n’est pas forcément une question de désincorporation comme on le voit dans le dispositif de Spacewar, mais plutôt la question d’un processus de réincorporation dans un autre corps, d’une prothétisation de son propre corps pour en construire un nouveau, impossible, et actualisable seulement dans et à travers l’effort. Ceci demande un activité constante, et nous éloigne de toute notion de la mort comme impossibilité totale d’agir. Mais, en fin de compte le dispositif de Spacewar n’est peut-être pas si loin de ce processus, car agir dans l’interactivité ne veut pas dire non plus agir comme un vivant, dans l’actualité du réel ou dans la « réalité ». Interagir, c’est justement inter-agir dans un autre lieu, dans un autre réseau spatio-temporel, quelque part entre ce royaume des vivants et ce royaume des morts. Il n’est peut-être pas fantaisiste de dire que l’interactivité, c’est agir en tant que fantôme, c’est-à-dire agir là où l’action n’est plus de l’ordre du possible. Le dispositif de Spacewar, et de tous ces sous-produits, trouve une figure alors dans ce frémissement devant l’immobilité, car tout se joue dans l’action, mais c’est une action entourée de morts, un champ de bataille où lutter est non seulement lutter contre la mort, mais aussi lutter contre la vie. C’est peut-être l’invention de tous les jeux « d’action », mais qui a introduit, dès le départ, une action qui a lieu juste un pas devant une certaine ligne de démarcation, ou pour déformer le titre d’un livre de Blanchot, le jeu d’un « pas au-delà ». Pour être plus précis, avant et devant le « Game Over » de Spacewar, on agit là où toute action est impossible, on est un mort-vivant, c’est-à-dire un mort encore en vie. Expérience de l’Unheimlich, ou de « l’inquiétante étrangeté » [Sigmund Freud (1919), repris dans Essais de psychanalyse appliqué, Gallimard, 1971], ce que Derrida a traduit dans un de ses séminaires avec un jeu de mots comme l’expérience (du/de la) « hors-de-chez-soi » [séminaire à L’Ecole des Hautes Etudes en Scienes Sociales, 1993-1994]. Dans Spacewar il s’agit d’une désappropriation qui est le sens même du jeu, la possibilité d’agir dans l’effort, dans l’effectif et non pas le définitif : d’agir « entre ».