Lexicon / effort

Douglas Edric Stanley

1997.10.16

source code: effort

Attaché à une chaise, le corps immobilisé, aucune action possible à part l’effort surhumain de l’affect qui cherche encore à mouvoir dans l’arrêt. Voici donc un spectateur de cinéma selon Gilles Deleuze, déjà engagé dans un effort approximatif à l’approche interactive :

« Car nous, matières vivantes ou centres d’indétermination, nous n’avons pas spécialisé une de nos faces ou certains de nos points en organes réceptifs sans les avoir condamnés à l’immobilité, tandis que nous déléguions notre activité à des organes de réaction que nous aurions dès lors libérés. Dans ces conditions, quand notre face réceptive immobilisée absorbe un mouvement au lieu de la réfléchir, notre activité ne peut plus répondre que par une « tendance », un « effort » qui remplacent l’action devenue momentanément ou localement impossible. D’où la très belle définition que Bergson propose de l’affection : « une espèce de tendance motrice sur un nerf sensible », c’est-à-dire un effort moteur sur une plaque réceptive immobilisée » — Gilles Deleuze, Cinéma 1 : L’image mouvement, ed. de Minuit, 1983, p.96

L’effort, c’est ce qui se passe entre cause et effet. Il est la force moins la puissance, le mouvement moins le déplacement, l’activité moins l’action. L’effort est à distinguer du travail avec lequel il est souvent confondu, ainsi qu’à la passivité qui l’éloigne injustement de l’action. L’effort, c’est le degré zéro de l’action, son pré-mouvement. Le travail implique une tâche plus ou moins définie mais que l’on peut traiter comme un objet qu’on produit (il a fabriqué cinq chaussures, elle a écrit trois pages). Par contre, l’effort n’a pas de produit à part son processus de production qui est, de façon éphémère, le véritable but de sa production (« ne la dérange pas, elle est en train d’écrire »). L’effort, c’est ce que l’on fait quand on travaille, mais on n’a pas besoin de travailler pour faire un effort. À sept heures du matin, quand on doit se réveiller pour aller au travail, on peut faire un effort pour se lever sans jamais réussir son coup. On peut faire un effort jusqu’à l’épuisement pour finir un texte, sans écrire un seul mot. Le scandale de l’effort c’est d’imiter le travail dans son mouvement, mais jamais dans son but. Bien sûr, l’effort peut produire du produit, mais seulement comme surplus, reste, ou supplément. De cette manière, nous dirons que l’effort est une production moins son produit, tandis que le travail est une production du produit. C’est un processus. Il est en soi sans clôture, un devenir. Souvent pour percevoir ce degré zéro qu’est l’effort, il suffit de vider petit à petit un processus quelconque de tout objet qui pourrait le confondre avec le travail. Dans Les grandes épreuves de l’esprit, Henri Michaux décrit la construction d’une table par un schizophrène :

« Dès que l’on l’avait remarquée, elle continuait d’occuper l’esprit. Elle continuait même je ne sais quoi, sa propre affaire sans doute… Ce qui frappait, c’est que, n’étant pas simple, elle n’était pas non plus vraiment complexe, complexe d’emblée ou d’intention ou d’un plan compliqué. Plutôt désimplifiée à mesure qu’elle était travaillée… Telle qu’elle était c’était une table à rajouts, comme furent faits certains dessins de schizophrènes dits bourrés, et si elle était terminée, c’est dans la mesure où il n’a avait plus moyen d’y rien ajouter, table qui était devenue de plus en plus entassement, de moins en moins table… Elle n’était appropriée à aucun usage, à rien de ce qu’on attend d’une table. Lourde, encombrante, elle était à peine transportable. On ne savait comment la prendre (ni mentalement, ni manuellement). Le plateau, la partie utile de la table, progressivement réduit, disparaissait, étant si peu en relation avec l’encombrant bâti, qu’on ne songeait plus à l’ensemble comme à une table, mais comme à un meuble à part, un instrument inconnu dont on n’aurait pas eu l’emploi. Table déshumanisée, qui n’avait aucune aisance, qui n’était pas bourgeoise, pas rustique, pas de campagne, pas de cuisine, pas de travail. Qui ne se prêtait à rien, qui se défendait, se refusait au service et à la communication. En elle quelque chose d’atterré, de pétrifié. Elle eût pu faire songer à un moteur arrêté » — Henri Michaux, Les grandes épreuves de l’esprit, Gallimard, 1996, p. 156-7. Cité dans Gilles Deleuze et Felix Guattari, L’anti-oedipe, ed. de Minuit, 1972, p.12-3

L’effort, c’est la table schizophrénique dans la mesure où l’effort imite et fonctionne comme le travail, la tâche, l’action, ou la production, sans l’être vraiment. C’est au fond d’une autre nature, ou peut-être le degré zéro de tous ces processus qui laisse percevoir quelque chose comme un magma commun à l’intérieur de tous.

magma, n.m. (1694; lat. d’o. gr. magma « résidu »). 1. Chim. Bouillie épaisse, qui reste après l’expression des parties liquides d’une substance quelconque. Par ext. Masse épaisse, de consistance pâteuse. Magma informe. 2. (1879) Géol. Masse minérale pâteuse située en profondeur, dans une zone de température très élevée et de très fortes pressions, où s’opère la fusion des roches. 3. Fig. (XXe) Mélange confus. - du dictionnaire Le Petit Robert, 1992

Dans l’interactivité, l’effort peut s’introduire de plusieurs manières et pas toujours de façon si fataliste. D’un point de vue théorique, l’effort dans l’interactivité n’est souvent rien d’autre que la maintenance de la relation qui fait de l’interacteur et de la machine une configuration commune. C’est-à-dire que l’effort est ce travail de rapprochement, cette approche de la main de l’interacteur et cette inversion de sa main, c’est-à-dire la relation de la prothèse qui saisit cette main et lui fournit une extension en la réfléchissant dans le processus du programme. L’effort, c’est cette configuration d’ensemble qui fait de l’interacteur, de la prothèse et du programme un dispositif. Quand l’utilisateur se plaint de ne plus pouvoir interagir avec le dispositif, c’est qu’en fait il ne se trouve plus dans son processus. L’interactivité, contrairement à une idée généralement reçue, n’est pas une affaire de temps réel ou de fréquences d’interactions de plus en plus rapides (c’est-à-dire d’envois et de renvois de communications), mais plutôt une histoire d’imbrication, de maintenance et de dispositif d’effort entre interacteur et programme. Quand l’utilisateur veut interagir mais ne peut pas, ce n’est pas forcément un défaut du programme mais plutôt celui de la mise en scène. L’effort n’y est plus, ou au moins n’est plus ressenti. La loi de l’effort fait qu’on peut ne pas interagir directement avec la machine mais être toujours dans le processus du dispositif d’interactivité. Dans le dispositif proposé par les Tamagotchis, par exemple, l’attente est aussi importante que l’interaction : est-ce qu’il va avoir faim ? Est-ce qu’il va faire caca ? Est-ce qu’il va tomber malade ? Cette attente est incluse dans le dispositif des Tamagotchis, ce qui évite de la percevoir comme une absence d’interactivité. Ce qui veut dire que l’effort n’est pas seulement ce que l’on fait avec la machine, mais aussi la disposition que nous avons vis-à-vis de la machine. Comme l’effort ne peut pas être mesuré comme le travail, il est plus difficile à percevoir car il n’est qu’un a priori et n’est pas en soi observable. Néanmoins il peut être ressenti et doit être présupposé par la mise en scène. Ceci veut dire également que tout geste d’interaction peut faire partie de l’effort du spectateur ou du programme, en dehors des règles de bonne communication qui sont souvent basées sur des gestes de précision plutôt langagiers. On oublie souvent qu’avant de cliquer sur tel ou tel bouton, j’ai dû bouger ma souris. Tout simplement bouger la souris. Ce mouvement, avant d’être langagier (activer telle ou telle fonction), a dû être expression. Effacer ce mouvement pre-langagier au profit du geste de communication, c’est oublier l’effort exercé par l’interacteur pour tout simplement interagir avec la machine. C’est oublier que le geste, même s’il est de l’ordre de l’intention, est d’abord et avant tout mouvement et expression. Non pas expression de quelque chose, mais expression tout court, comme dans l’effort. Mesurer l’effort de l’interaction-utilisateur, c’est évidemment plus difficile, voire contradictoire du point de vue du programme (puisque l’effort ne peut pas être mesuré), mais c’est un pari tout à fait intéressant car il introduit une nouvelle dimension pour l’interactivité dans son fonctionnement. Des rapports qualitatifs plutôt que quantitatifs peuvent alors être introduits au moins dans la mise en scène, même si, je le répète, ceci soulève des contractions au niveau de la programmation. Un tel dispositif se demanderait par exemple : est-ce que l’interacteur agit plus violemment, plus doucement ? Est-ce une caresse, ce mouvement du track-ball, ou quelque chose de plus insistante ? Est-ce que l’utilisateur a plutôt tendance à réagir tout de suite, ou est-ce qu’il attend pour voir ? Toutes ces questions, qui demandent une certaine modélisation impossible et contradictoire, néanmoins présupposent cet effort et l’intègrent dans le processus du dispositif. Avec une interactivité basée sur l’effort et non pas sur le travail ou la communication, on peut court-circuiter alors le régime symbolique des émotions pour atteindre plus directement une affectivité générale du mouvoir même de l’interactivité.Avant de mesurer la distance parcourue entre un point A et un point B, on peut prendre en compte les mouvements à l’intérieur de ce parcours ainsi que l’expression continue de sa durée, et rattacher à ses mouvements des images, des sons et plus généralement des programmes basés sur la nuance plutôt que sur la précision. On pourrait retrouver la densité d’un geste. Avec une interactivité de l’effort on peut passer d’un mode d’activité avec la machine dans laquelle on renvoie des communiqués tour à tour, à une interactivité plus proche de la musique. C’est-à-dire arriver à une interactivité de l’instrument.

cf. accordage affectif, affect de vitalité, apesanteur, approche, attracteur, décalage, durée, dysfonctionnement, ennui, fonctionner, fréquence, geste, hyperbole, instrument, in+ter+activité, réflexion, relation

bibliographie :