Lexicon / virtual reality

Douglas Edric Stanley

1997.10.16

On nous fait croire que, pour créer une expérience d’immersion dans un environnement virtuel, il faut simuler de plus en plus, voire remplacer, nos diverses perceptions de la réalité quotidienne. Plus fort, plus loin, plus vite, pour enfin avoir de « vraies » sensations : un « casque de vision stéréoscopique » pour créer une visualisation plus « naturelle » ; des interfaces à retour d’effort qui font croire que nous touchons vraiment des objets simulés ; des systèmes de spatialisation du son pour nous faire entendre l’espace par rapport à notre position dans l’espace de simulation ; la possibilité dans l’avenir d’introduire des sensations olfactives, etc. Partout une idéologie du réel comme surproduction de stimulations sensorielles. Résultat ? La plupart du temps, des images d’une laideur ou d’une banalité insupportables. On oublie l’importance indéniable d’une mise en scène : car, il nous faut une bonne raison d’entrer dans un espace pour se sentir « immersé ». La perception n’est pas en soi un événement. Ce qui révèle une image trop simpliste, voire trop abstraite du fonctionnement sensoriel : il ne faut pas nécessairement occuper toutes les facultés perceptives pour avoir un sentiment d’imbrication, d’implication, ou d’immersion. « Less is more » (moins, c’est plus), ce qui veut dire qu’une bonne scénarisation avec le moins d’information perceptive possible, produit souvent le contraire : une surproduction de sentiments d’implication du sujet. Ce phénomène a été largement analysé et théorisé par Sandy Stone dans son travail sur le téléphone rose. Elle y suggère que dans une communication avec une bande passante à basse résolution (low-bandwidth communication), les sujets en interaction peuvent produire un maximum d’idéalisations de l’expérience et un maximum d’implication dans son déroulement. « A typical example of the extent to which participants in narrow-bandwidth communication engage their own interpretive faculties and of the extent to which their interpretations are driven by the engagement of structures of desire is provided by studies of client-provider interactions in phone sex… In phone sex, once the signifiers begin to “float” loose from their moorings in a particularized physical experience, the most powerful attractor becomes the client’s idealized phantasy. In this circumstance narrow bandwidth becomes a powerful asset, because extremely complex fantasies can be generated from a small set of cues. » (Pour montrer à quel point les participants d’une communication avec une bande passante à résolution basse emploient leurs propres facultés d’interprétation, ainsi que l’importance des structures de désir qui les engagent et qui les animent dans ces interprétations, on pourrait prendre comme exemple le téléphone rose et ses interactions entre client et fournisseur. Dans le téléphone rose, dès que les signifiants commencent à glisser et à se dégager du contexte de l’expérience physique, l’attrait le plus puissant pour le client devient son fantasme d’idéalisation. Dans cette circonstance, une bande passante à basse résolution prend tous ses avantages, car elle permet de la génération de fantasmes extrêmement complexes à partir d’un nombre de signes très réduit.) (Allucquère Rosanne Stone, The War of Desire and Technology at the Close of the Mechanical Age, MIT Press, 1996, p.94). Son modèle pour cette échange : de la ion-décompression de l’information, comme en informatique. D’un côté une femme ou un homme opère la « compression » d’une sensation, d’une action, ou d’un geste en le transformant en un « token », c’est-à-dire un morceau abstrait ou schématique du geste à transmettre. En langage lacanien, il s’agit de l’objet petit `a’. De l’autre côté, le récepteur actif « décompresse » ce « token », et l’actualise dans son corps. Plus le tuyau ou le « moyen » de communication est petit, plus l’activité des deux côtés du rapport sont en activité de compression-décompression. A partir du moment où la mise en scène construit un véritable rapport ou mise en situation, l’action inter-active peut facilement se construire. Plus récemment, le phénomène des Tamagotchi produits par la société japonaise Bandaï nous montre qu’avec un petit écran de 32x16 pixels noirs et blancs et trois ou quatre différents bruits simples, un enfant peut passer une bonne partie de ses vacances à « s’occuper » d’un petit « être » dans l’« oeuf ». En réalité, c’est plutôt l’oeuf qui s’occupe de l’enfant, mais la mise en scène répond à tant de fantasmes et d’attentes de l’enfant qu’il sent cette inversion comme quelque chose de tout à fait naturel. Le bon fonctionnement du dispositif dépend alors de l’efficacité du scénario de départ et des capacités du scénario de déroulement à maintenir le rapport. Ce scénario de déroulement ou de maintenance s’appelle, en fait, de la programmation. L’interactivité a lieu donc dans un rapport de plus en plus grand entre programmation et imagination (cf. mise en scène), et n’a presque rien à voir avec la reproduction ou la représentation de la « réalité » en image stéréoscopique, son dolby star, etc., etc. L’importance du schéma ou du diagramme est ici centrale. Tout geste, communication, mise en scène, « token », ou sensation est rendu abstrait, schématique, c’est-à-dire diagrammatique. C’est presque de la littérature. Il construit un rapport à un réel quelconque auquel il se réfère, tout en restant de pure référence par rapport à ce réel. Comme la carte, il est et n’est pas ce réel. Il faut balayer alors le fétichisme techno-mercantile qui nous fait croire que l’immersion, l’implication, voire l’imbrication a lieu grâce à un réalisme parfait. C’est avec l’artifice, la mise en scène et l’imagination qu’on construira l’interactivité de demain. Car, tôt ou tard, le moment arrive où tout spectateur se demande, une fois à l’intérieur d’un espace en simulation : bon d’accord, mais qu’est-ce que je fais là-dedans ?

cf. affects de vitalité, accordage, affectif, approche, carte, diagramme, effort, perception amodale, scène

bibliographie :