Lexicon / abstract machine

Douglas Edric Stanley

1997.10.16

« La machine abstraite n’a pas de forme en elle-même (pas plus que de substance), et ne distingue pas en soi de contenu et d’expression, bien qu’elle préside hors d’elle à cette distinction, et la distribue dans les strates, dans les domaines et territoires. Une machine abstraite n’est pas plus physique ou corporelle que sémiotique, elle est diagrammatique (elle ignore d’autant plus la distinction de l’artificiel et du naturel). Elle opère par matière, et non par substance ; par fonction, et non par forme. Les substances, les formes, sont d’expression « ou » de contenu. Mais les fonctions ne sont pas déjà formées « sémiotiquement », et les matières ne sont pas encore « physicalement » formées. La machine abstraite, c’est la pure Fonction-Matière — le diagramme, indépendamment des formes et des substances, des expressions et des contenus qu’il va repartir. » — Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, ed. de Minuit, 1980, p.176

On a tellement tendance à penser que l’ordinateur, puisqu’il est « hardwired », puisqu’il est fait de connexions et d’interconnexions soudées dans la matière, est fermé à toute possibilité d’événement. En gros, son événement est déjà inscrit ou il n’y a pas de véritable interactivité. « Le seul choix qu’on a en multimédia et en informatique, c’est de pas allumer son ordinateur (sic). Dès qu’on allume l’ordinateur, on n’est plus dans l’ordre du choix. En interactivité, il n’y a pas de choix : cliquer ou pas cliquer, ce n’est pas un choix. On est manipulé, par tout ce qui est prévu, tout ce qui est écrit à l’avance. » (Bruno Piacenza, transcriptions d’une conférence sur le CD-Rom 18h39, dans Nov’Art, Février, 1997, Art 3000, p.15). Bien que Bruno Piacenza ait tout à fait raison de dire que l’interactivité n’est pas de l’ordre du choix ou du libre arbitre, sa deuxième conclusion (qui en quelque sorte explique l’inspiration de la première) passe absolument à côté de l’importance du diagramme du circuit intégré qui est à la fois le véritable architecture du système et sa logique. Un ordinateur n’est qu’une boîte plus ou moins moche avec des morceaux de métal, de sable et de plastique tant qu’il n’est pas à la fois connecté sur quelque chose, connecté sur lui-même, et injecté de programmes, d’informations et de traitements. Tant qu’il n’y a pas de programme, on peut dire que tout est écrit à l’avance, car justement rien n’y est écrit. Mais dire qu’une fois que nous injections le programme (qui, à chaque fois, n’est pas forcément le même) tout est écrit à l’avance, c’est ne pas comprendre que même si un programme est « écrit », même s’il est pré-programmé, il est pré-programmé d’événements non pas à l’état d’événement mais à l’état de diagramme. Ce n’est pas l’événement qui est programmé, mais son diagramme. Le programme est fait de trajets, de conditions, de « possibilités », c’est-à-dire de diagrammes de fonctionnement qui attendent d’être actualisés. À chaque fois, il met en marche son dispositif et crée sa machine à partir de la machine abstraite. Le diagramme n’est pas comme une écriture où le sens est déjà inscrit d’avance (et d’ailleurs aucune écriture ne l’est). Le diagramme fait abstraction de son écriture, et fait même abstraction du hardware dont il est fait. Le IC, « integrated circuit » ou circuit intégré, est une carte, un réseau de connexions qui doit être traversé pour être écrit. Il est de l’ordre de l’éphémère, voilà quelque chose de fataliste. Mais c’est également sa chance, car le circuit intégré ne doit pas produire à chaque fois le même mouvement et peut être transformé en des milliers de différents dispositifs. Un ordinateur peut être un traitement de texte, un jeu de simulation, le calcul d’attracteurs, un logiciel de communication, etc., etc. Pour parler comme Deleuze, il ne s’agit pas de faits préétablis (comme on le croit), mais de « possibilités de fait ». L’ordinateur est fait de circuits intégrés qui construisent un diagramme de connexions qui font abstraction du mécanisme et de la matière (au sens stricte) qui les « supporte ». L’ordinateur est alors une machine d’abstractions, non pas dans le sens que Deleuze et Guattari donnent au terme, mais dans le sens d’une machine qui n’a pas de fonctionnalités pré-écrites mais des réseaux d’interconnexions prêts à recevoir des figures d’action. C’est à ce moment que nous introduisons le programme : en fait le programme vient lui arracher sa figure diagrammatique et lui en impose une nouvelle. Le programme est toujours un jeu d’informe à l’intérieur d’une ville bien organisée : il propose l’usage insensé de routes qui ne tiennent pas la surcharge de circulation, il laisse tomber d’autres secteurs du diagramme pour se débrouiller comme des voitures qui font le tour d’une ville pour ne pas être bloquées à l’intérieur dans la circulation. Son problème n’est pas la forme de la ville ou du circuit intégré, son problème est l’usage : il ne veut pas admirer la forme de l’architecture, il veut créer un poulailler parce qu’il en a besoin. Il est toujours à l’état d’abstraction parce qu’il ne parle pas d’événements concrets mais de possibilités d’événements, c’est-à-dire d’événements ponctuels de l’interactivité. Ce qui intéresse le programme c’est comment créer une nouvelle machine à partir de la première. Là, nous commençons à entrer dans le coeur du système informatique, c’est-à-dire de la façon dont il arrive à construire des machines entre les machines, à déconstruire le hardware ou « circuit », et à en proposer de nouvelles — mais à l’état virtuel — dans la programmation. Si je prends la poignée d’une porte et que j’y attache une ficelle que j’attache à son tour à ma dent pour l’arracher, je peux dire que j’en ai fait une nouvelle machine. C’est dans ce sens que la machine abstraite travaille : à la construction de nouvelles machines, ou comme une machine d’ensemble pour toutes ces constructions-déconstructions de machines d’actions et d’interactions. C’est à partir de cette machine abstraite que nous ajoutons une nouvelle couche, c’est-à-dire celle du plan d’énonciation constitué par l’interactivité. Comme nous le dirons dans d’autres contextes (cf. diagramme, carte, consultation, effort), l’interactivité n’est pas seulement l’expression de ce programme ou l’exemple des cons qui viennent utiliser la machine toute faite sans le savoir. L’interactivité est également machine abstraite, qui distribue cette fois-ci plus de matière visible d’expressions et de contenus que le programme. En plus, l’interactivité détourne ce programme. C’est dans ce sens que l’interactivité n’est pas « pré-écrite », comme le dit Bruno Piacenza. Elle est elle aussi un plan d’abstraction de l’action, un diagramme d’événements à l’état virtuel, mais qui ne cessent de s’actualiser. On pourrait faire un récit de la machine abstraite constituée de toutes les étapes que parcourt cette machine (notons qu’il s’agit là aussi d’un programme numéroté) : 1. le circuit intégré est là et attend le programme. 2. le programme vient et défait le circuit intégré pour en proposer un nouveau diagramme d’actions et d’interactions. 3. l’interactivité arrive et lui donne sa chance d’occuper la matière et de l’actualiser dans un contexte. Mais, 4. ce contexte échappe également au programme, c’est-à-dire que le programme est également défait par l’interactivité, qui produit une nouvelle carte, un nouveau diagramme, c’est-à-dire la figure de la façon dont le programme a été actualisé. L’informatique est fait de parcours, de trajets qui traverse la ville de circuits. Même les logiciels les plus répétitifs, les plus « nases » au niveau de la générativité, ont besoin de nouveau trajets pour chaque commande répétée, ne serait-ce que la commande d’afficher un pixel rouge à X, Y sur la scène. Il n’y a pas de pureté à la machine, elle est constamment trahie, c’est la nature du jeu. Tiens, c’est écrit là dans le programme…

cf. diagramme, carte, consultation, effort