Lexicon / affect

Douglas Edric Stanley

1997.10.16

l’interactivité de l’effort. Quand on pense à l’affectivité par rapport à l’informatique, on voit que les ingénieurs de l’interactivité (j’exclus pour l’instant les artistes pionniers de l’interactivité) ont la plupart du temps essayé de négocier avec les émotions « d’en haut » en construisant des systèmes symboliques de représentation sur lesquels éventuellement on pourrait greffer quelques sentiments : on construit d’abord le système technique de représentation, et une fois le dispositif construit, on essaie d’ajouter à la dernière minute une « belle » image ou un joli paysage pour affecter l’interacteur devenu en fin de compte purement et simplement spectateur. L’affectivité n’est pas pensée dès le départ, et de toute façon on ne saurait même pas par où commencer à penser le rapport entre le dispositif lui-même et l’affectivité. L’émotion devient hautement codifiée, symbolique, ou, pire, exigée : on vous demande par tous les moyens d’être affecté. Dans les jeux d’action comme Doom, Quake, ou les jeux d’aventure comme Myst, le système codifié marche plus ou moins par rapport à une série d’émotions symboliques basées sur la peur de l’intrus, la surprise, ou la réussite. Je me sens bien parce que j’ai réussi à tuer x nombre de monstres ou à déchiffrer tel ou tel énigme. Ceci dit, certains jeux comme Doom réussissent à aller plus loin en jouant également sur le dispositif lui-même dans lequel le joueur se trouve (cf. Game Over, talon d’Achille), mais la plupart du temps ces émotions sont ramenées à ce qui se passe à l’intérieur de’histoire de la représentation, la plupart du temps une sorte de parcours mythique du combattant. Ces critiques sont également dirigées vers ce qui est devenue une véritable école idéologique autour du dispositif littéraire conceptualisé par Joseph Campbell (The Hero with a Thousand Faces, Bollingen Foundation, New York, 1949). On croit qu’il suffit de reprendre le dispositif du récit inventé par Campbell pour analyser les divers contes, mythes, et épiques de l’humanité, et les reproduire tels quels dans les scénarios interactifs pour accéder à l’inconscient de l’interacteur. Histoires de « héros » qui partent à la rencontre de la plénitude et des obstacles symboliques qui les empêchent : châteaux forts, fantasmes aux monstres fantastiques, aux insectes géants, etc. Au fond il ne s’agit même plus d’affectivité mais d’une sorte de maladie qu’on doit guérir. L’interactivité n’est là en fait que pour rendre l’expérience plus « initiatique ». On aurait pu au moins prendre le système construit par Victor Chklovski (Sur la théorie de la prose, ed. L’age de l’homme, 1973) ou Vladimir Propp : là, le dispositif du récit est beaucoup plus schématique, abstrait, ou structuraliste, et ne cherche pas à voir dans toute histoire quelque chose qui ressemble à une théorisation hâtive du dépassement du stade oedipien. Car, Star Wars n’est pas le grand récit de l’humanité. Mais Campbell ne croit pas construire un dispositif, il croit accéder aux vérités fondamentales de l’existence. En bref, ce que l’on appelle le « sens » de la vie. L’émotion ne vient pas de là, et ce que nous cherchons dans les histoires est beaucoup moins intéressant que ce que les histoires nous propose. Il ne faut pas chercher à fournir de la nourriture pour la tristesse du monde telle que la tristesse du monde nous la réclame. D’autant plus que ces schémas ne dépassent pas la plupart du temps la tristesse du monde, mais la prolongent. L’idée du « héro » est une idée nulle, et pleine de sous-entendus idéologiques. Elle ne nous donnera de l’affectivité qu’au deuxième degré. Ce ne sont pas des histoires toutes faites de princes qui doivent affronter des dragons qui vont sauver l’interactivité du stade de répétition dans lequel elle se trouve. C’est plutôt l’affectivité en tant que telle, dans toute sa complexité, et surtout pas une affectivité basée sur la nécessité de « raconter sa petite histoire » (cf. Gilles Deleuze, « C comme Culture », L’abécédaire de Gilles Deleuze, avec Claire Parnet, Pierre-André Boutang, réalisateur, 1996). Il faudrait essayer de construire une affectivité plus proche du dispositif et à partir de laquelle on pourrait écrire toutes les histoires symboliques de conquêtes que l’on veut. Comment approchons nous alors d’une telle conception de l’affectivité dans l’interactivité qui ne serait pas basée sur le symbolique ? Il est intéressant de voir qu’une problématique analogue de celle-ci a été soulevé en psychologie par Daniel Stern dans son travail sur les nourrissons et qui pourrait nous fournir quelque réponses [The Interpersonal World of the Infant : A View from Psychoanalysis and Developmental Psychology, Basic Books, 1985; Le monde interpersonnel du nourisson, PUF, ed. Le fil rouge, Alan Lazartigues et Dominique Pérard, trad., 1989]. Ceci concerne, en gros, la distinction que Stern fait entre ce qui est appelé en psychologie des affects « discrets » ou « catégoriels » et ce que Stern appelle les « affects de vitalité ». Car le problème de Stern est au fond celui qui nous concerne. Stern, qui cherche à comprendre ce qui se passe chez les nourrissons, a quand-même un obstacle énorme devant lui : les nourrissons ne parlent pas. Et de plus, ils ne pensent même pas en termes symboliques. Qu’est-ce qui se passe alors chez eux, et comment ressentent-ils ce monde dans lequel ils vivent ? Pour répondre à ces questions, Stern et ses collègues ont commencé à trouver des mises en scène pour « poser des questions » aux bébés mais dans une logique autre que le langage. Et une des hypothèses sorties de ces expériences tourne justement autour du rapport affectif que l’enfant a au monde… Pour commencer : les affects catégoriels définissent ce que nous considérons la plupart du temps comme notre expérience de l’affectivité, et décrivent assez bien ce que nous voyons dans les jeux d’aventure inspirés des modèles de Campbell : « Habituellement, on pense les expériences affectives en fonction de catégories discrètes d’affects — bonheur, tristesse, crainte, colère, dégoût, surprise, intérêt, peut-être honte, et leurs combinaisons. Ce fut la grande contribution de Darwin de postuler que chacun d’eux avait une expression faciale discrète et innée ainsi qu’un caractère distinct de sensation et que ces patterns innés se développent comme des signaux sociaux “compris” par tous les membres d’une espèce pour en accroître la survie » (p.78-9). Mais pour Stern, ce modèle de l’affectivité n’arrive pas à prendre en compte toute une panoplie d’expériences cliniques qui montrent que les nourrissons ont également des impressions du monde et d’eux-mêmes, des impressions qu’ils reçoivent en tant que telles puisqu’ils ne peuvent pas encore conceptualiser avec le langage et le symbolique. C’est alors qu’une sorte d’intelligence affective apparaît, car les nourrissons sont capables de faire des distinctions entre les nuances des choses, des actions, des gestes, et des ambiances de l’environnement. Ils savent saisir ces impressions, mais aussi les mémoriser et puis les comparer. Tout cela sans passer par des systèmes cognitifs d’apprentissage, de conceptualisation, etc. Petit à petit, Stern montre qu’en fait il existe une conscience affective du monde environnant qui permet de percevoir entre les catégories perceptives (vue, toucher, ouïe, etc.) l’intensité ou qualité affective de l’objet de la perception (cf. perception amodale). Ce que j’appelle ici une intelligence affective, c’est-à-dire une capacité non catégorielle de saisir les intensités, Stern l’appelle un affect de vitalité. Il mesure les caractères et intensités qui sont insaisissables par des catégories tels que la colère ou la joie. L’affect de vitalité parle d’événements plus « dynamiques » ou « kinétiques ». Pour les conceptualiser, on a besoin de mots plus littéraires comme « ”surgir”, “s’évanouir”, “fugace”, “explosif”, “crescendo”, “decrescendo”, “éclater”, “s’allonger”, etc. » (p.78). Car les affects de vitalité saisissent et se produisent dans le comment ça ce passe et non pas dans le qu’est-ce qui se passe ? Pour parler en langage informatique, c’est un fonctionnement et non pas une fonctionnalité. « Les affects de vitalité surviennent à la fois en présence et en l’absence des affects catégoriels… [Une qualité d’expressivité] ne se limite pas aux signaux des affects catégoriels. Elle est inhérente à tous les comportements. On peut faire l’expérience de divers profils d’activation, ou affects de vitalité, lors de l’apparition d’un signal catégoriel, tel qu’un sourire “explosif”. On peut aussi en faire l’expérience à propos d’un comportement n’ayant pas la valeur d’un signal d’affect catégoriel ; par exemple, on peut voir quelqu’un se lever de sa chaise de façon “explosive”. On ne sait pas si le caractère explosif du lever est dû à la colère, la surprise, la joie ou la peur. Le caractère explosif peut être lié à n’importe lequel des caractères darwiniens des émotions, ou à aucun » (p.80). L’affect de vitalité est plus en continuité avec les choses, et cherche à saisir les nuances qualitatives qui ne peuvent que s’exprimer dans la durée. Stern le dit bien : l’affect catégoriel, c’est le ponctuel, le distinct, c’est-à-dire le discret. L’affect catégoriel ne s’exprime pas en fonction des choses mais contre elles. C’est une sorte d’avis sur le monde. L’affect de vitalité, par contre, ne cesse de couler entre les choses, suivre leurs intensités, leurs qualités, voire l’événement de leur déroulement. L’un n’annule pas l’autre, mais ce sont deux façons totalement différentes de réfléchir le monde. Comme dans l’interactivité, il se s’agit par de dire qu’il n’y a pas d’émotions catégorielles de peur, de surprise, ou de colère, mais que ces émotions ponctuelles ne constituent pas une impression du monde. Et dans l’interactivité on a besoin avant tout d’une impression pour être saisi. L’affect de vitalité, c’est l’atmosphère mais aussi comment les choses se passent. Dans l’interactivité, on souffre tellement de la maladie des fonctionnalités. Que ce soit un traitement de texte, un jeu d’aventure ou une navigation sur Internet, on me propose des fonctionnalités qui commanderont mes actes. Ces fonctionnalités sont par définition ponctuelles, abstraites, et n’ont lieu que si je tranche dans le monde, et impose ma volonté. Mais dans la vie nous avons toujours la possibilité de tâtonner un peu les choses avant de trancher. Saisir l’environnement pour agir avec lui. Nous cherchons dans ce tâtonnement une sorte d’impression qualitative du monde, et faisons une espèce de simulation des conséquences de nos actes sur le monde. Cette impression que nous avons des choses, nous la saisissons par l’affect de vitalité qui est plus en adéquation avec le mouvement de la vie. En ce qui concerne les scénarios d’interactivité tels que les récits d’aventure, on voit qu’ils sont en fait basés sur des actions et impressions ponctuelles, abstraites, et donc catégorielles. Je tue le monstre, ou je ne le tue pas. J’arrive à ouvrir la porte, sinon je suis bloqué dans l’escalier. Mon expérience de cet escalier n’a aucune importance, ni mon impression de son existence, tout ce qu’il me faut c’est débloquer cette porte. Je passe de catégorie en catégorie (peur, excitation, réussite, surprise, peur, etc), sans les relier ensemble par des affects de vitalité. Ce n’est pas étonnant que nous ayons si besoin de stimulations de plus en plus rapides pour nous garder accrochés aux dispositifs. On n’a pas ce tissu de fond qui nous enveloppe. Car l’affect de vitalité c’est un peu comme un bain d’affectivité dans lequel je me baigne, ou le ton de ce qui m’arrive. Et si j’annule ce ton au service du message qu’il porte, cela ne comprend que la moitié de l’événement… Par rapport à l’interactivité, il y aurait également l’autre versant de l’affectivité non-catégorielle, celui lié au dispositif lui même. Celui-ci arrive de façon ponctuel, mais m’affecte dans la durée, comme dans l’affect de vitalité. L’émotion que je ressens, lorsque je m’approche du mouvement même du dispositif, ainsi que de son point limite, j’appelle cela l’expérience du talon d’Achille du dispositif, l’émotion ressentie par rapport à une défaillance inscrite au coeur même de la machine qui produit l’événement. Avec ces deux aspects de l’affectivité — la nuance apportée par l’affect de vitalité, et le poids existentiel du talon d’Achille — nous pouvons introduire dans nos programmes interactifs de l’affectivité d’un autre ordre, plus près du fonctionnement du dispositif : 1. dans le mouvement qualitatif du dispositif, c’est-à-dire comment ça marche, qu’est-ce que je ressens en l’utilisant, et quelle est l’intensité émise par ce dispositif ? ; 2. dans le mouvement constitutif du dispositif, l’expérience qu’il articule dans son mouvement de constitution, c’est-à-dire comment suis-je impliqué là-dedans? Il faudrait regarder comment nous configurons nos dispositifs, plutôt que la façon dont nous communiquons avec lui. L’affect de vitalité et l’émotion du talon d’Achille impliquent une mise en scène pour l’interactivité, et pas seulement des fonctionnalités qui chercheraient à appeler l’affect. Ils impliquent tous les deux une affectivité de départ, une affectivité qui vient d’un a priori du système, de son dispositif, qui ne se situe pas à la surface de l’histoire, du scénario symbolique du récit, etc. Ils créent leurs propres surfaces, des surfaces sur lesquelles nous sommes nous-mêmes projetés.

cf.accordage affectif, durée, effort, fonctionner, gameover, perception amodale.

bibliographie :