Lexicon / marionette

Douglas Edric Stanley

1997.10.16

Rapport prothétique entre manipulateur et manipulé qui constitue une danse commune. Figure employée en 1810 par Heinrich von Kleist dans Sur le théâtre des marionnettes (ed. Mille et une nuits, 1993) pour décrire la chute originelle de l’homme, ainsi que sa transgression. Selon Kleist, l’humain — être de la lourdeur et de la gravité — peut néanmoins retrouver sa légèreté perdue en construisant un rapport spirituel aux êtres dépourvus d’affect : prothèses, mannequins, marionnettes et mêmes animaux. « L’affectation, dit Kleist, apparaît au moment où l’âme (vis motrix) se trouve en un point tout autre que le centre de gravité du mouvement » (p.14). Être en décalage par rapport à la nature ou par rapport à la légèreté, c’est pouvoir s’affecter contre nature, se courber et s’échapper à la ligne droite, c’est-à-dire « faire des manières » (p.14). Par contre, les marionnettes « ont l’avantage d’être antigravitationnelles. Elles ne savent rien de l’inertie de la matière, propriété on ne peut plus contraire à la danse : car la force qui les soulève dans les airs est supérieure à celle qui les retient au sol » (p.15). Du même mouvement alors, chez la marionnette, ce qu’il lui manque en termes de poids, de tragédie et donc d’affect, elle le découvre à travers les mains du marionnettiste qui lui prête son âme. Ce mouvement de rapprochement d’êtres ontologiquement sans commune mesure a lieu à travers les fils du marionnettiste, par un procédé de projection : pour chercher « le chemin qui mène à l’âme du danseur », Kleist suggère que le marionnettiste ne pourrait le faire autrement « qu’en se plaçant au centre de gravité de la marionnette, ou en d’autres mots, en dansant » (p.11). Pour décrire ce que nous appelons ici rapprochement, ou l’approche, Kleist utilise la figure géométrique de l’asymptote et de l’hyperbole, c’est-à-dire du mouvement de rapprochement d’une courbe vis à vis une ligne, de cette ligne qui se rapproche infiniment de la courbe, sans jamais se rencontrer en tangente — sauf qu’à l’infini. « Les mouvements de ses doigts entretiennent un rapport assez complexe à celui des poupées qui y sont attachées, à peu près comme les nombres à leurs logarithmes ou l’asymptote à l’hyperbole » (p.12). Pour traduire Kleist, disons que la figure de l’asymptote et l’hyperbole, comme du marionnettiste vis à vis sa marionnette, décrit le mouvement du devenir, où une ligne devient le plus possible une courbe, et une courbe devient le plus possible une ligne, sans jamais le devenir définitivement. L’une s’approche de l’autre, change ses contours, et la mimique jusqu’à pouvoir presque occuper sa place, tout en restant ce qu’elle était. L’approche distend l’interdit et met en relation des êtres incompossibles. Elle permet également de complexifier l’apesanteur du dispositif et d’y introduire de la densité [terme emprunté à ma collaboratrice, Andrea Davidson]… Du côté de l’informatique on voit ce même mouvement de l’approche ainsi que la figure même de la marionnette presque dès le départ. D’un côté, il y a la froideur et l’apesanteur de l’informatique, son calcul, son code, sa grille schématique. De l’autre, il y a l’actualisation de ces instruments, leur mise-en-contexte dans des événements en production avec des corps humains. Ce processus d’actualisation s’appelle interactivité. Avec ces actualisations viennent (comme dans tout media) des figures qui l’annoncent, comme celle de la marionnette. En quelque sorte, dès les premiers jeux informatiques — que ce soit Spacewar en 1962 ou plus tôt Tennis en 1958 — on voit la nécessité d’une prothèse iconographique quelconque, c’est-à-dire d’un objet de manipulation qui ressemble à une marionnette (cf. game over). Ce peut être une ligne, un petit point qui scintille, peu importe, tout ce qu’il faut c’est pouvoir le manipuler par prothèse, c’est-à-dire instrument de projection (manette, clavier, bouton, etc). Par un mauvais jeu de mots, rappelons que les objets virtuels ne sont peut-être pas commandés par des fils en nylon, mais que néanmoins on les contrôle par des « lignes » de code venues de la programmation. Et tout le monde sait que ce sont des fils qui nous relient aux consoles, même quand on est connecté en infrarouge.

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En ce qui concerne la figure elle-même et sa traduction en informatique, un des exemples les plus flagrants est celui de Mortal Combat où cette figure de la marionnette se trouve toujours placée dans le théâtre préféré des informaticiens, la scène du jeu de combat. La figure de la marionnette y est explicite : des boutons indépendants sont reliés chacun à différentes parties du corps et déterminent les différents types de mouvements. Dans les arcades on remplace certains de ces boutons par un joystick, qui correspond plus ou moins au morceau de bois qui tient les fils. De ce dispositif, il y aurait deux choses importantes à dire concernant sa manipulation. La première concerne ce qu’on pourrait appeler le point de vue de la marionnette, ou ce que Kleist appelle son centre de gravité : « Je m’enquis du mécanisme de ces figures et demandai comment il était possible de diriger leurs membres et leurs points, comme l’exigeait le rythme des mouvements ou de la danse, sans avoir aux doigts des myriades de fils. Il me répondit qu’il ne fallait pas s’imaginer qu’aux divers moments de la danse, chaque membre était posé et tiré séparément par le machiniste. Chaque mouvement avait son centre de gravité ; il suffisait de le diriger, de l’intérieur de la figure ; les membres, qui n’étaient que des pendules, suivaient d’eux-mêmes… Il ajouta que ce mouvement était fort simple : chaque fois que le centre de gravité se déplaçait en ligne droite, les membres décrivaient des courbes ; et que souvent, après avoir été secoué de manière purement accidentelle, l’ensemble entrait dans une sorte de mouvement rythmique qui n’était pas sans ressembler à la danse » (p.10). Mais avec Mortal Combat, on sent parfois que c’est le corps de l’enfant qui est tiré par les fils et non pas celui de la marionnette. Les corps bien réels ne cessent de bouger, virevolter dans tous les sens tandis que « l’avatar » digital passe d’immobilité en immobilité avec des gestes qui (même s’ils sont de plus en plus fluides) esquissent toujours un trajet entre deux points. Pourquoi cet investissement si grand du côté de l’utilisateur pour une réflexion si mécanique, si limitée du côté de l’image ? Je dirais que c’est la faute de la précision, et surtout du fait que chaque geste est relié à un code indépendamment, à une fonction ou une « touche » séparés. Si on suit les critères de Kleist, les jeux de marionnette comme Mortal Combat ont de bons marionnettistes, mais pas de bonnes marionnettes, car on n’a pas suffisamment la possibilité de se projeter à l’intérieur de la figure et de « diriger » depuis cet intérieur. Comme chaque fonction est indépendante de l’autre, c’est-à-dire discrète, il est impossible de manipuler entre les fonctions, comme on pourrait l’imaginer dans un dispositif qui prendrait en compte l’effort qualitatif du gestuel interacteur, de manière inter-gestuel si je puis dire. Dès l’invention du tableur informatique par Visicalc, on peut voir cette notion d’entités indépendantes, discrètes, mais néanmoins reliées entre elles de manière à ce qu’un changement des valeurs dans une case affecte immédiatement les valeurs des autres. Ce maillage de liens rhizomatiques à l’intérieur de la grille permet de donner, dans l’interactivité, une figure d’ensemble à cette représentation abstraite. Dans le cas du gestuel marionnette-marionnettiste, on peut voir l’intérêt d’un tel système où un geste de bras entraîne par exemple un déplacement du pied et de la jambe pour le soutenir. C’est-à-dire que l’on pourrait introduire la notion d’un centre de gravité dans les mouvements de la marionnette, qui serait relié plus à l’effort qu’aux fonctionnalités. Il y a évidemment dans les jeux de combat les plus récents, de plus en plus l’introduction de ce genre de fonctionnement : quand on saute, par exemple, les jambes, les bras, la tête, et même le bruits émis par la poupée s’orientent autour d’un seul et même centre de déplacement. Mais ce recentrement de la poupée autour de la ligne du mouvement n’est là que pour soutenir le sentiment de véracité du jeu, et non pas pour intensifier le rapport marionnette-marionnettiste tel que nous le décrivons ici. Il est là pour soutenir la représentation, voire l’impression de réalité, et non pas pour augmenter le rapport gestuel au dispositif. Ceci dit, il ne faut pas croire que tout est perdu car les marionnettistes ne cessent de se projeter à l’intérieur de ces poupées numériques, même si leur mécanisme ne les suit pas vraiment. Cette remarque nous amène à la deuxième singularité des jeux comme Mortal Combat du point de vue de l’interactivité : les vrais joueurs de ces dispositifs n’arrêtent pas d’introduire une liberté gestuelle là où il n’y a que précision et calcul. L’importance de l’introduction du joystick, par exemple, dans les prothèses interacteur-programme c’est qu’il aurait réintroduit une impression de nuance gestuelle dans la manipulation là où il n’existait strictement rien. Regardez les « fanas » de jeux d’arcade : là où il n’y a que neuf directions possibles du joystick, l’utilisateur imagine toute une panoplie de mouvements qu’il n’effectue pas. Souvent il tire dessus avec toutes ses forces, croyant par-là que la machine le fera tourner plus vite.

En observant longuement les mouvements des visiteurs de l’installation de Jean-Louis Boissier, Flora Petrinsularis, et surtout en écoutant discrètement leurs commentaires, j’ai pu constater une phénomène tout à fait analogue. A part le livre réel qui « tourne » les pages de l’ordinateur, il n’y a qu’une seule interface pour interagir avec l’installation : une bille blanche montée sur un petit rail. On peut glisser la bille à gauche et à droite, et bien sûr elle tourne sur elle-même. Tout à fait par hasard, ce mouvement de rotation de la bille pourrait donner l’impression de « pénétrer » ou « reculer » dans l’espace (une sorte de fort-da qui devient important pour l’oeuvre), mais du côté du fonctionnement technique il n’en est nullement question : la bille est là seulement pour être déplacée à gauche et à droite. Du point de vue de la programmation, elle est parfaitement binaire. Mais à cause du fait que la bille glisse doucement sur le rail (qu’elle a une nuance entre 0 et 1) et tourne sur elle-même (je ne sais pas comment on aurait pu faire autrement), les visiteurs de l’oeuvre ont souvent eu l’impression que le dispositif était également sensible du côté d’un glissement verticale, ainsi que dans des nuances horizontales. De plus, les images invitaient à une certaine caresse et surtout provoquaient une confrontation avec l’indiscrétion de Rousseau. C’est évidemment cette dernière illusion que cherchait à provoquer l’oeuvre, celle que j’appelle ailleurs une interactivité de la caresse. L’utilisateur avait finalement tout à fait raison de penser manipuler doucement le dispositif dans lequel il se trouvait pris. Il voulait caresser l’image physiquement, même si celle-ci n’en offrait la possibilité que par les yeux. Ceci montre que nous aurions tout intérêt à construire, en même temps que nos fonctionnalités techniques principales, des espèces de poches de rêverie dans lesquels les utilisateurs pourraient installer toute leur imagination. [Ces deux notions, celle de « rêverie » et celle d’« imagination », viennent de M. Boissier lui-même.] Dans le cas des jeux d’arcade comme Mortal Combat, c’est entièrement l’utilisateur qui fournit cette imagination sans que les concepteurs en profitent, tandis que dans l’installation Flora Petrinsularis cette ambiguïté a été vite appropriée par l’oeuvre. Par rapport aux questions qualitatives de l’interactivité que ces remarques soulèvent, une dernière chose pourrait être dite en ce qui concerne la manipulation des marionnettes. Elle vient d’un commentaire très intéressant de Daniel Stern sur les marionnettes, tiré de son livre sur le développement du nourrisson, Le monde interpersonnel du nourrisson [PUF, coll. Le fil rouge; traduction par Alain Lazartigues et Dominique Pérard; 1985]. Pour décrire la présence d’une catégorie affective qu’il appelle « affect de vitalité » — qui ne serait pas basée sur des catégories définies d’affectation comme la peur, la colère, ou la tristesse, mais plutôt sur une capacité pré-langagière de nuances intensives (brusque, explosif, minime, léger, lourd, etc.) non-reliées à des significations — Stern utilise la figure de la marionnette :

« L’expressivité des affects de vitalité peut être comparée à celle d’un spectacle de marionnettes. Les marionnettes n’ont pas ou peu d’aptitudes à exprimer les catégories d’affectes au moyen de signaux faciaux, et le répertoire de gestes ou de postures conventionnels dont elles disposent pour faire passer des signaux affectifs est habituellement pauvre. En générale, c’est de la façon dont elles se déplacent que nous déduisons les différents affects de vitalité tirés des profils d’activation qu’elles dessinent. Le plus souvent, le caractère des différentes marionnettes se définit principalement en fonction d’affects de vitalité particuliers ; l’une peut être léthargique, avec les bras tombants et la tête baissée, une autre pleine de force et une autre enjouée » –The Interpersonal World of the Infant, p.56; Le monde interpersonnel du nourrisson, p.80-81

Ces mouvements approximatifs qui laissent apercevoir une qualité expressive sans forcément avoir recours à une représentation expressive, décrivent non seulement toute la force des poupées ou marionnettes des divers jeux de combat, mais également tout l’intérêt d’une logique [diagrammatique link:diagram) dans la figuration de l’interactivité.

cf. affects de vitalité, approche, effort, gestuel, game over, hyperbole, instrument, projection, prothèse

bibliographie :

illustrations :

interface de l’installation Flora Petrinsularis, Jean-Louis Boissier, 1993-1995;

Mortal Combat, Acclaim Entertainment Inc., 1993.