Lexique / conversation

Douglas Edric Stanley

1997.10.16

source code: conversation

théorie de l’interactivité. L’idée reçue selon laquelle l’interactivité ressemble à un dialogue entre sujet et machine. Idée d’autant plus grave qu’elle présuppose que l’ordinateur « dialogue » avec l’interacteur au même titre que lui. On trouve partout la propagation de cette idée, comme dans cette entrée d’un dictionnaire informatique, dénichée par Liliane Terrier :

« mode n. m. (angl. mode). Type de fonctionnement, de traitement ou d’exploitation d’un ordinateur ou d’une unité périphérique. Mode conversationnel (angl. conversational mode), type d’exploitation des machines faisant intervenir des techniques de dialogue entre l’opérateur (l’utilisateur) et le calculateur. (En mode conversationnel, le dialogue se déroule selon un processus et dans des limites bien définies. Il est total dans le mode interactif (angl. interactive mode), le système ayant lui-même cette qualité). » — Dictionnaire de l’informatique, Larousse, Paris, 1981; cité dans « L’art de la conversation sur le net ? », Liliane Terrier, catalogue de l’exposition Artifices 4, 1996, P.38

Dans une définition célèbre de l’interactivité, Andy Lippman du MIT Media Lab propose ceci :

« Mutual and simultaneous activity on the part of both participants, usually working toward some goal, but not necessarily » (activité simultanée et réciproque de la part des deux participants, travaillant la plupart du temps vers un but, mais pas nécessairement) — dans Stewart Brand, The Media Lab : Inventing the Future at M.I.T., Viking Penguin, 1987, p.46

À partir de cette définition de base, Lippman ajoute ce qu’il appelle cinq « corollaires » (p.46-50) : 1. la possibilité d’interrompre ; 2. l’introduction d’une dégradation élégante (« graceful dégradation »), qui répond à l’éventualité que l’ordinateur ne sait pas répondre, mais peut néanmoins continuer l’interaction ; 3. un regard vers l’avenir limité (« limited look-ahead »), ce qui veut dire que toutes les éventualités ne peuvent pas être envisagées ou prédessinées dans une arborescence, mais plutôt qu’on accède les bases de données sur le tas (« on the fly »), au fur et à mesure qu’on dialogue avec le système ; 4. « no-default », c’est-à-dire l’absence de trajets choisis par défaut, en l’absence d’interactions ; 5. l’impression d’une base de données infinie. Toutes ces définitions ont des mérites et introduisent des notions très intéressantes pour l’interactivité, autant sur le plan pratique que sur le plan théorique. Mais le grand désavantage de ces définitions, c’est qu’elles prennent comme point de départ le concept d’une conversation. Il est vrai que Lippman propose l’idée d’une activité réciproque, mais en lisant les explications, on voit qu’il s’agit plutôt d’une conversation :

« The model of interaction is a conversation versus a lecture » (le modèle de l’interactivité est celui de la conversation plutôt que celui d’un cours magistral) (p.46), « …in a conversation, can you handle [degradation] in such a way that the interaction continues… » [dans une conversation, est-ce qu’on peut supporter la dégradation de telle façon qui permette la continuation de l’interaction ?] (p.48), « In a conversation, how far ahead of where you’re talking are you really thinking? » (dans une conversation, jusqu’à quel point pense-t-on en avance à ce qu’on va dire ?), etc…

C’est une situation plutôt ironique, parce que Lippman ne cesse de suggérer qu’il faudrait dépasser la notion d’actions à la suite les unes des autres pour arriver à une activité en commun : « we’re trying to distinguish between what’s interactive, which means mutual and simultaneous, versus alternating » (nous cherchons à distinguer ce qui est interactive, ce qui veut dire “réciproque et simultané”, contre “l’alternance”). Mais si la conversation crée un événement entre deux, il n’empêche que le seul mode d’interaction décrit par Lippman est celui d’échanges faits tour à tour, en alternance. On peut s’interrompre, c’est vrai, et changer le cours de la conversation, mais il faut être suivi dans cette direction. On peut toujours parler, comme les français, tous en même temps, mais à écouter même les français on voit qu’il y a toujours un moment où tout le monde s’arrête autour de celui qui insiste le plus, pour suivre le fil de son argument. La conversation nous ramène chaque fois à une communication de sujet à sujet. Elle n’est pas une machine commune, une relation d’interpénétration, ou une configuration qui met en scène l’action entre les deux. Partout alors, Lippman tombe dans la métaphore de la conversation pour décrire l’interactivité. Au lieu d’approfondir sa définition de base, en explicitant les termes « mutual », « simultaneous », « activity », ou « goal », Lippman passe plutôt son temps à décrire la conversation. Dans un cas très intéressant, on voit par exemple Lippman décrire un concept qu’il appelle « granularity », c’est-à-dire la résolution par rapport à laquelle on peut interagir dans le système : « The question is, what’s the granularity of the interactive system — i.e., what’s the smallest atomic element below which you can’t interrupt… In human conversation, it’s probably the word or phrase. In movies for example, it’s clear it’s not the scene, that’s too big. If you’re watching the movie and you poke the movie and it went all the way to the end of the scene, that’s clearly too big. So what is the size of those primitive elements is usually the key determinant to whether a system succeeds at being interactive or fails » (La question est : quelle est la résolution du système interactif — c’est-à-dire la particule atomique en dessous de laquelle on ne peut plus interrompre… Dans la conversation humaine, c’est probablement le mot ou la phrase. Dans le cas du cinéma par exemple, il est clair que ce n’est pas la séquence, ce serait trop grand. Si je commence à toucher un peu avec mon doigt un film que je regarde, et que le film réagit en avançant jusqu’à la fin de la séquence, il est évident que la « granularité » est trop grande. La taille de cet élément est souvent une clé déterminante pour le succès, ou l’échec, du système interactif) (p.47). Mais cette idée d’une « granularité » ou résolution de l’interactivité, n’a lieu que par rapport à un « interruptibilité » où on n’agit sur cette résolution qu’en tant que possibilité d’intervention, comme arrêt du mouvement. La résolution ne détermine pas en fin de compte l’échelle de mes actions dans le système, mais plutôt ma capacité d’arrêter le système tout court pour proposer que l’on change de sujet. Mais dans le cas d’un cinéma interactif, je ne veux pas interrompre. Je veux interagir dans le mouvement, dans le fil du récit. Je veux interagir en tant qu’attracteur dans un phénomène en cours d’actualisation, c’est—à-dire que je veux décrire les tendances à l’intérieur du système tout en étant à l’extérieur comme spectateur. En aucun cas je veux arrêter ce mouvement pour déterminer le récit. Sinon il n’y a pas de séance, il n’y a que fabrication d’une séquence pas à pas, c’est-à-dire création pure et simple. Si je veux interagir avec un cinéma interactif, il faudrait qu’il y ait in+ter+activité, c’est-à-dire action entre nous deux. Dans le cas du cinéma on pourrait proposer un dispositif tout à fait différent, que la formule d’Andy Lippman ne pourrait pas prendre en compte : imaginons qu’à côté d’un film qui se déroule j’ai une série de catégories, de tendances, c’est-à-dire un diagramme d’attracteurs qui déterminent, par exemple, l’état psychologique des acteurs à l’intérieur de la scène. On sait que le cinéma ne cesse de chercher à rendre visible l’état intérieur des personnages à travers des scènes de dévoilement ou de mise à nue de leurs mouvements internes : construisons alors un dispositif hypothétique dans lequel l’interacteur aurait accès à ce mouvement. Dans ce cas, j’en ai nullement besoin d’interrompre le film pour lui proposer des tendances. Le système n’aurait pas besoin non plus d’être dégradé parce que mes interactions ne demanderaient pas forcément une réponse directe. Si je donne à un personnage x un profond sentiment d’agressivité mélangé d’une profonde haine de lui-même, je sais qu’il aura tendance à se suicider, mais il pourrait tout aussi bien détruire son « image » publique en tenant des propos inopportuns pendant une soirée chic. Si j’ai accès à une certaine lisibilité ( cf. bouton de la programmation sans que cette lisibilité soit exhaustive (limited look-ahead), je peux alors interagir avec le système sans que cette interaction soit en relation directement à l’échelle 1:1 avec ce qui se passe sur la scène. L’interactivité ne doit absolument pas être un dialogue entre la machine et le sujet humain, elle peut proposer des dispositifs beaucoup moins cognitifs et protocolaires que ceux basés sur la conversation. Pour revenir au texte de Liliane Terrier, je suggérerais qu’il y a une véritable alternative à la conversation, c’est-à-dire celle d’un intercourse interacteur-programme. La conversation demande toujours des sujets bien délimités qui se réunissent en tant que sujets distincts autour d’un autre sujet, celui de la conversation. L’intercourse court-circuite cette délimitation et propose des inversions, des projections, et des effets d’invagination où chacun des acteurs se trouve impliqué dans l’action en cours. En citant Deleuze dans son analyse de Marcel Proust, Terrier nous offre la réflexion suivante sur le rapport entre conversation et ce que j’appelle ici intercourse :

« ”Le premier monde de La Recherche est celui de la mondanité. (…) Le second cercle est celui de l’amour… Il se peut que l’amitié se nourrisse d’observation et de conversation, mais l’amour naît et se nourrit d’interprétation silencieuse.”… Avec Proust, [l’amour,] c’est la télépathie du sentiment amoureux et plus précisément de la jalousie… Proust ne reconnaît à la conversation qu’une stricte valeur de communication dans l’amitié. » — Liliane Terrier, p.39; citation de Gilles Deleuze, Proust et les signes, PUF, 1993, p.11,12

cf. conversation, approche, hyperbole, in+ter+activité, prothèse, relation

bibliographie :

illustration:

Portrait One

Portrait One, vidéodisque interactive, Luc Courchesne, 1990. Devant nous se trouve un portrait, l’image vidéo d’une personne qui attend, qui regarde. En dessous du portrait des questions sont inscrites sur l’écran : « Auriez-vous l’heure ? », « Puis-je vous demander quelque chose ? », « Est-ce que vous me regardez ? ». Ces questions correspondent aux questions venant de l’interacteur, et qui peuvent être adressées au sujet du portrait. Le sujet répond, et ses paroles sont à la fois des réponses aux questions et l’introduction de nouvelles possibilités d’interrogation. Le portrait répond à nos attentes en proposant d’autres sujets de discussion. L’interactivité consiste à poser des questions à une figure, à un portrait, à un sujet enregistré, en passant de question en question pour modifier et déterminer le sujet de la conversation. Mais si cette oeuvre semble répondre de manière directe aux théorisations d’Andy Lippman (on sait, par exemple, que Courchesne a étudié à MIT), elle est également là pour les déconstruire. Portrait One est à la fois l’établissement d’un dialogue interacteur-machine et son questionnement. Mais ironiquement, cette tentative de critique depuis l’intérieur du dispositif de conversation interactive échoue justement au moment où elle réussit. Si j’écoute la femme de ce portrait me dire, « Je ne commence pas, et je ne finis pas. Je suis éternelle… Je suis une illusion » et que je la crois, ne suis-je finalement pas toujours en fin de compte séduit par le dispositif ? C’est probablement ce que Courchesne essaie de me faire croire quand il met dans la bouche de la femme qui nous parle les mots suivants : « Vous connaissez Bioy-Casares ? L’écrivain, ami de Borges ? Il a écrit en 1952 une histoire qui ressemble à la notre. Son personnage essaie de rentrer en contacte avec une personne qu’il croit réelle, mais qui a cessé de vivre depuis longtemps. Il ne s’en rend compte que trop tard ». Saisir cette « vérité » sans vérification, c’est justement toujours trop tard qu’on le fait. Car le fantasme de « rentrer en contacte » empiète constamment sur l’illusion d’une conversation bien neutre, à l’amicale, avec deux sujets bien définis. L’effort effectif de mon approche de la machine constitue déjà une rencontre, même si, du point de vue de la « réalité », cette relation n’est qu’illusion. Car son effet, lui, est néanmoins effectif.

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The Consensual Fantasy Engine

The Consensual Fantasy Engine : an audience-driven interactive fiction, récit audio-visuel interactif, Paul Vanous.« In 1994, televised O.J. Simpson chase provides a starting point for this cinematic artwork. Although the chase included a famous star, a plethora of media gear, and took place in the heart of American fiction (Hollywood), it lacked a timely, dramatic conclusion. The program polls the audience for demographic data and political views and generates a scenario tailored for its consumption. This begins with the actual chase, but quickly changes, as heroes and villians struggle in cliffhanger moments » (En 1994, la chasse à l’homme télévisé du footballeur américain O.J. Simpson donne un point de départ à l’oeuvre. Bien que la chasse inclut une vedette, une pléthore d’appareils médiatiques, et a lieu en plein coeur de la fiction américaine (Hollywood), l’événement manque de conclusion ponctuelle et dramatique. Le programme fait un sondage au publique — recueillant données démographiques et points de vue politiques — et lui propose un scénario façonné à sa taille et pour sa consommation. Le récit commence par la chasse réelle, mais se transforme vite, avec des héros et des méchants, en des scènes de luttes spectaculaires.) Ici, le « but » de l’activité commune est explicite avec une véritable reconfiguration autour des interacteurs, mais sans que l’interaction ait besoin de la simultanéité ou d’interchanges constants. Voici donc une oeuvre qui interroge le spectateur — lui parle, lui pose des questions - sans la nécessité de faire recours à la politesse de la conversation. Le dispositif se contente de réunir des données sur les interacteurs-spectateurs, en leur proposant des questions comme « pensez-vous que la police soit profondément raciste ? », « est-ce que vous croyez en un destin ? », « avez-vous peur des conflits ? », etc. Pour répondre, les interacteurs applaudissent. La machine mesure les applaudissements et choisit une des réponses en fonction des applaudissements collectifs les plus forts. À partir de ces données la machine fabrique une séance de cinéma qui leur conviendrait. Comme dans les corollaires numéro trois et quatre de la théorie de Lippman (« limited look-ahead » et « no-default »), le système puise dans les bases de données au fur et à mesure du déroulement de la séance. Ici, c’est la machine qui interrompt l’interacteur devenu spectateur quand elle a besoin d’avoir plus de données pour le déroulement de l’histoire. Vanous les considère comme des « commercial breaks ». Dans The Consensual Fantasy Engine on peut voir un bon exemple de dispositif d’interaction qui passe par d’autres moyens que ceux de la conversation, et en proposant, au lieu d’une conversation à l’amical, un véritable « fantasme » d’interactivité collective. Tout est stratégie et devinettes plutôt que de conversation polie. Dans un futur pas si lointain — si l’on en crois Vanous qui voit déjà, dans la participation des masses qui applaudissaient la fuite réelle de leur footballeur préféré, un dispositif d’interactivité en train de se créer - il se peut que ce fantasme prenne des formes tout aussi explicites que les systèmes de capture et d’analyse d’affectivités collectifs. Ces système pourraient être introduits directement dans le siège de chaque spectateur. C’est déjà en quelque sorte le modèle proposé par Hollywood qui, on le sait, fait constamment des testes, des essais et des séances-cobayes avant la sortie du film, où les spectateurs potentiels peuvent changer la forme du montage, la fin du film, voire introduire de nouvelles séquences si la fin actuelle ne leur plaît pas.