De la notion que l’abstraction ne représenterait pas une distanciation conceptuelle mais plutôt une méthode de gestion de la complexité, est né un système de mesure des machines algorithmiques vis-à-vis leur niveau de complexification algorithmique que nous appelons tout simplement l’échelle d’algorithmisation.
Le terme de même de « complexité » ne signifie pas la complication comme terme négative, c’est-à-dire comme une augmentation de la difficulté à gérer des éléments disparates. La « complexité » est surtout à entendre à partir du mot « complexus » latin, c’est-à-dire com- (ensemble) + plectere (plier). L’échelle d’« algorithmisation » mesure l’inflexion des logiques algorithmiques vers cette complexité en tant qu’agrégat, en allant du plus simple au plus complexe (cf. complexité).
On pourrait également parler d’une distanciation matérielle qui re-matérialise autant qu’elle dématérialise dans un mouvement de réassemblage : une hypermatérialisation (cf. dématérialisation). Autrement dit, le processus de complexificiation s’opère par l’introduction de couches de plus en plus significatives de niveaux d’abstraction : quand la machine s’éloigne de ses configurations matérielles (ou techniques) pour inventer des nouvelles formes (toujours aussi opérationelles), nous nous trouvons alors dans un processus d’algorithmisation où l’usage, le comportement, ou la production de la machine produit une nouvelle machine; on est dans ce cas plus avancé sur l’échelle d’algorithmisation. Ce mouvement de la simplicité matérielle vers la complexité algorithmique, serait à comparer aux émulateurs vis-à-vis les machines qu’ils reproduisent.
Autant que cette gestion de la complexité affecte la production en amont, elle l’affecte tout autant en aval, ou dans ce qu’on appelle communément de la « réception » (cf. Michel de Certeau, et al.). Dans une logique de boucles rétroactives on peut même tracer la façon dont cette réception va réassembler les moyens de production puisque l’ensemble est maintenant vu d’un point de vue émergent. Pour notre étude, c’est surtout dans cette optique d’une mesure de l’usage des machines algorithmiques que nous comptons appliquer une mesure de la complexité des processus d’abstraction. Mais comme nous venons de dire, les questions d’usage affectent rétroactivement la structure matérielle des artefactes algorithmiques.
Bien que nous nous focalisons principalement sur ce qui est comunément appelé des « œuvres » interactives et génératives — c’est-à-dire le domaine de la production artistique —, cette échelle d’algorithmisation pourrait également s’appliquer à l’ensemble des objets interactifs et programmables, y compris dans des domaines plus industrielles ou commerciales. Car dans toutes ces domaines nous avons repéré un certain nombre de points d’arrêt de ce processus de stratification de la complexité que nous pouvons plaçer sur cette échelle, voire même utiliser pour la définir. Voici donc notre échelle, dans une évolution du plus simple au plus complexe. Peut-être même pourrait-on éviter la notion d’évolution et parler plutôt d’étagement ou de stratification où différentes couches de complexité se superposent, mais également se versent les unes dans les autres suivant la progression suivante:
(réactif||automatique) > interactif > instrument > plateforme
Au début de l’échelle nous trouvons deux termes que nous plaçons ensemble puisqu’elles contiennent presque la même mesure d’algorithmisation vis-à-vis leur matérialité : réactif || automatique. Tous les deux se trouve presque à la couche matérielle elle-même de la machine, et donc assez éloigés de l’algorithme-complexe. Notons que nous avons utilié la double-barre « || » pour insister sur l’opposition binaire mais absoluement pas antinomique de ces deux termes : sur le plan technique, tous les deux travaillent à une échelle de 1:1 entre une impulsion et sa réponse (cf. miroir) et sont interchangeables. Cette adéquation entre l’entrée et la sortie, entre l’action et la réaction du système peut se passer autant en interne qu’en externe avec la machine. Prise séparément elles constituent alors l’aspect la plus simplifiée des modes de modulation des machines algorithmiques.
En combinant ces deux termes, par contre, nous arrivons à notre deuxième stratification : l’interactivité, c’est-à-dire l’interaction des deux strates précédentes comme un (en)jeu. Quand une machine réactive interagit avec une machine automatique, la relation entre les deux termes produit une jouabilité supplémentaire où l’intérêt n’est ni d’avoir une réponse en miroir avec la machine, ni que la machine construise son propre processus avec son programme interne. C’est cet espace intermédiare symbolique mais effective entre les deux processus, géneré comme un supplément de leur rencontre qui nous intéresse dans interactivité. Cette strate est extrêmement palpable pour celui ou celle qui y joue, illustré de mannière évidente dans les jeux vidéo : le joueur s’investit non pas dans son propre mouvement, ni dans celui de l’ordinateur, mais dans la rencontre des deux (cf. jouabilité). Elle fait une abstraction des deux autres termes et produit avec elles une nouvelle forme qui peut être parfaitement bien manipulée, y compris physiquement. Il s’agit d’ailleurs d’un exemple de la façon dont l’abstraction ne dé-matérialise pas sans offrir une potentielle de rematérialisation dans de nouvelles formes : l’interactivité serait ce matériaux palpable que nous manipulons quand nous faisons jouer la réactivité contre l’automatisme. Les deux termes sont repliées à l’intérieur de l’interactivité qui devient le complexe de leur rencontre.
L’interactivité sera donc le deuxième point d’arrêt sur l’échelle d’algorithmisation. Il est important de noter que d’habitude, l’analyse d’œuvres électroniques s’arrête ici avec l’interactivité comme point culminant, c’est-à-dire comme moment d’introduction d’une nouvelle forme, ou d’une nouvelle modalité, pour l’art. Notre optique est clairement autre, puisque suivant notre schéma, nous plaçons l’interactivité à l’intérieur du processus d’algorithmisation et non pas l’inverse. Cet inversement pour nous est important, tout d’abord parce qu’il existe de nombreux œuvres qui seraient génératives, combinatoires, ou tout simplement automatiques sans que l’interactivité entrerait en jeu. Ses œuvres se rapprocheraient néanmoins des œuvres interactives et il faudrait identifier leur généologie commune. Ensuite, beaucoup s’accordent à dire que les installations réactives seraient trop pauvres vis-à-vis une « véritable » interactivité, sans définir les relations entre les deux, ou le système de mesure commun à l’un et l’autre. Notre échelle tente de proposer une mesure possible de ce rapport, et qui ne s’arrêterait donc pas à l’interactivité comme point terminal. De la même façon que l’intéractivité inclut à l’intérieur d’elle à la fois la réactivité et l’automatisme, celle-ci peut également être intégrée un composant de phénomènes plus complexes.
Le troisième point d’arrêt sur notre échelle sera celui de l’instrument. « Instrument » est à entendre de mannière polysémique : instrument comme outil, instrument de contrôle, et instrument de musique (cf. instrument). C’est surtout cette dernière qui explique le rôle d’intégration de l’instrument sur notre système de mesure : si en manipulant (instrument de contrôle) un objet interactif (instrument comme outil) nous arrivons à générer une résonance supplémentaire (instrument de musique), et bien dans ce cas nous pouvons considérer que nous avons basculé dans le régime de l’instrument. Si l’interactivité est le produit de la rencontre entre la réactivité et l’automatisme, alors l’instrument sera le surplus de cette rencontre. Le surplus produit dans l’interactivité se verse dans le régime de l’instrument, car la manipulation de l’interactivité à d’autres fins que l’interactivité elle-même nécessite des opérations d’abstraction importantes. Ce qui échappe à l’intéractivité sera alors instrument, et ouvrira l’interactivité à divers réappropriations artistiques et culturelles, comme dans le phénomène du machinima. Ce statut d’instrument peut d’ailleurs venir de la façon dont l’objet interactif se présente, autant qu’à la façon dont celui-ci est employé.
Le quatrième et dernier arrêt est celui de la plateforme. La plateforme serait le lieu de production de tous les autres points d’arrêt de l’échelle : une plateforme peut générer un système automatique, un dispositif réactif, des installations interactives, et des ensembles d’instruments. La plateforme est le lieu d’abstraction de toutes ces strates inférieures : pour créer une plateforme nous avons besoin d’abstraire les particularités d’une ou plusieurs des strates pour permettre à la plateforme d’en engendrer d’autres. Il est l’endroit le plus éloigné de la réactivité, ou de la machine comprise comme un pur automatisme, et situe l’usage de la machine comme le lieu ou plot d’où émerge une machine nouvelle. Dans la réactivité, je joue avec la machine pour jouer uniquement avec la machine : je ne m’intéresse qu’à son rendu. Alors que dans la plateforme, je m’intéresse toujours aux dispositifs réactifs et autres, mais uniquement dans la mésure que ceux-ci peuvent me générer de nouvelle possibilités de création. Considérée dans son ensemble, la plateforme devient l’endroit où la création s’ouvre vers une circularité infinie : imaginons un dispositif réactif et un dispositif automatique que nous ferions jouer l’un et l’autre à l’intérieur d’un dispositif interactif, et que ce dispositif serait ensuite récupéré par un artiste qui le jouerait comme un instrument produisant une résonance plus grande que ses composants individuels; si de ce tout, nous abstrayions ensuite divers aspects de cet ensemble, nous pourrions construire une plateforme suffisamment ouverte que celle-ci seraient capable de produire non seulement de nouveaux dispositifs réactifs, automatiques et autres, mais ces productions pourraient même être prises dans un nouveau processus d’abstraction pour engendrer une toute nouvelle plateforme. Cette circularité quasi-infinie de notre échelle d’algorithmisation, définie dans son ensemble ce que nous entendons par machine abstraite.
La multitude de machines traitées dans notre étude font partie de ces boucles circulaires sur l’échelle d’algorithmisation. Au lieu de regarder la production d’œuvres numériques de manière isolé comme une collection de gadgets plus ou moins élégants, nous proposons de les situer à l’intérieur d’une production polyphonique non-linéaire, traversé par une multitude de questionemens qui sautent et se transforment de machine en machine comme autant de génotypes dans des espèces en constant mutation. Nous identifions les machines par leur créateurs et attribuons à ceux-ci la part de génie nécessaire pour leur construction. Mais nous avons du mal à voir comment ces créations peuvent être extraites totalement des plateformes à la fois technologiques et communautaires qui les ont vu naître, tout en gardant encore leur sens — surtout pour des machines qui pour la plupart seront construites avec des outils de la programmation qui sont par nature collectives. Notre échelle d’algorithmisation donne alors un moyen d’analyse de ce mouvement d’une machine à une autre, en identifiant comment les divers composants peuvent non seulement sauter d’une machine à une autre, mais également comment une machine peut abstraire une logique d’une autre machine et s’en servir dans la production non seulement de nouvelles machines, mais carrément de nouvelles logiques de production. L’artiste où ce procédé sera le plus visible serait probablement John Maeda travaillant sur des stations de travail NeXT. Dans cette machine, John Maeda découvre et explore de nombreux logiques qui donneront ensuite naissance à une plateforme de machines qu’il appelle les Reactive Books. Comme le nom indique, chacune des machines traitera de façon individuelle divers aspects de la réactivité, et même, comme dans le cas de 12 o’clocks, l’automatisme de la machine. Mais ces machines sont autant des machines spécifiques que la création d’une plateforme dans laquelle John Maeda puisera en permanence à travers sa carrière. Ce qui est intéressant dans le travail de Maeda est de voir comment les diagrammes de ces machines vont ensuite proliférer et se transformer à travers des productions à la fois de lui et de certains de ces étudiants comme Golan Levin, Ben Fry, ou Casey Reas. Dans le cas de Golan Levin, par exemple, certaines logiques de ces machines « réactives » de Maeda se transformeront en de véritables instruments comme dans le cas de Yellowtail ou les instruments développés pour la performance de Messa di Voce. Mais ces mêmes instruments se transformeront à leur tour en de véritables plateformes de travail pour devenir carrément des matrices qui engendreront des concerts, projections, et installations à la fois pour Levin et pour ses collaborateurs (cf. Audiovisual Environment Suite et The Manual Input Sessions). On y reconnaîtra même la « patte » de Levin, même si celle-ci était fortement influencée par Maeda d’un côté, et par le travail de l’artiste japonnais Toshio Iwai de l’autre. On commence à voir même un certain nombre de nouvelles productions qui reprennent certaines logiques développés par Golan Levin. Parallèlement à ces extensions, Ben Fry et Casey Reas transforment le langage de programmation Design By Numbers de John Maeda en le redévelopant en une plateforme de création algorithmique beaucoup plus puissant appelé Processing.
A l’opposé du travail de Maeda, se trouve l’usage ironique de la machine comme plateforme, caracterisé le plus explicitement chez Adrian Ward, mais aussi chez Netochka Nezvanova. Dans son Autoshop ou AutoIllustrator, Ward déjoue l’ouverture de la plateforme, et le renferme sur son automatisme, démontrant que le mouvement de l’échelle n’est pas toujours progressif ou linéaire. Le geste de cette inversion d’ailleurs l’identifie immédiatement comme artiste, car le passage d’une strate à une autre comme intérêt même de la machine peut uniquement avoir de valeur d’usage dans un monde artistique. Mais ce geste de re-automisation des plateformes logiciels deviendra plus tard la possibilité d’une nouvelle plateforme pour la génération d’instruments à travers le groupe TOPLAP qui pratique le livecode comme expression artistique, en gardant cette ironie du code comme matière première dans le positionement artistique vis-à-vis l’algorithme. En gros, l’artiste peut jouer sur l’échelle d’algorithmisation à la même vitesse latérale qu’un guitaire-solo d’Yngwie Malmsten, en sautillant d’arrêt en arrêt, sans jamais s’arrêter sur telle ou telle note.
Nous utilisons des noms d’artistes comme John Maeda, Adrian Ward ou Toshio Iwai, mais à l’intérieur du travail de ceux-ci nous trouvons en permanence des mouvements de traversière qui relieront tous leurs travaux et qui prennent des noms de diagrammes comme variable, array, tableau, sprite, etc. D’autres machines viendront compléter le champ, comme par exemple les machines NeXT ou Macintosh, voire même des machines/protocoles comme l’ascii, MIDI, ou PostScript. Le liant dans toute ces rebondissements d’algorithmes, qui ressemblent fortement d’ailleurs au « meme » de Richard Dawkins, sera la puissance d’abstraction de la machine, et sa capacité à extraire des logiques, procédés, voire même des fonctions elles-mêmes et les re-injecter à d’autres endroits sur l’échelle d’algorithmisation pour produire de toute nouvelles machines.
Nous utilisons cette échelle pour mesurer cette danse complexe de l’algorithme autour et à travers les machines artistiques. Mais cette échelle peut également nous assister dans notre production en tant qu’artiste; nous parlerons dans ce cas de « moral compass » (boussole morale) qui nous assurera que nous nous enlisons pas dans une boucle infinie (infinite loop où la production se transforme en une sorte de production de gadgets toujours du même genre. Bien sûr, le mouvement d’ensemble de la danse que nous venons de décrire ne peut pas être réduite à une quelconque instrumentalisation de l’art ou fétishisation de la technologie comme certains aiment bien dire (cf. pliure). Mais il y a quelque chose de spécifique du travail artistique avec l’algorithme qui fait qu’un artiste a besoin de se situer à différents endroits sur l’échelle d’algorithmisation à des moments spécifiques de son travail. Parfois, nous avons besoin de produire une machine tout simplement automatique (cf. 12:00). Ensuite, certains principes, voire même des morceaux entières du programme, peuvent être récupérés et utilisés pour produire toute une plateforme de machines interactives, ou même des instruments (cf. Concrescence, hypertable, The Signal, et 8=8). Le passage d’un niveau à l’autre des strates de l’échelle permet d’évolution du travail artistique dans son ensemble, et donne également de nombreux crochets sur lesquels l’algorithme peut s’attacher dans sa mutation collective. Nous identifions ce mouvement du plus simple vers plus complexe et vice versa, comme un mouvement naturel de l’algorithme dans son travail d’abstraction de la complexité : en englobant des processus plus complexes dans des machines plus simples à manier, un geste, une image, un programme, ou un comportement, par exemple, peuvent commander un agrégat époustouflant d’autres objets ou comportements. Ce traitement du complexe par le simple, est une des logiques fondamentales de l’algorithme. Bien que nous situons l’instrument à une strate d’algorithmisation plus avancée sur notre échelle, rien ne nous oblige de rendre complexe cet instrument en soi. Un instrument avec quelques boutons, ou tout simplement un microphone dans lequel on peut chanter, peut commander toute une armé de machines réactives et automatiques qui seraient éminemment plus difficiles à manier si on les traitaient les unes après les autres individuellement. Ce qui nous amène à une paradoxe, au moins dans notre terminologie, car dire que notre échelle d’algorithmisation stratifie du plus simple au plus complexe, va à l’encontre des usages de l’artiste ou de celui qui en joue : cette complexification simplifie, au contraire, des composants plus complexes et rendre plus accessible cette complexité. La stratification des composants du plus simple au plus complexe, peut donner dans l’usage un mouvement inverse du plus complexe au plus simple. Ce qui crée eventuellement un cercle où l’objet le plus réactif qui soit — le bouton — devient de nouveau le lieu d’ouverture d’une armé de sous-machines, et se transforme ainsi en une véritable plateforme. Il s’agit du déclassification de la machine spécifique et la naissance de la machine abstraite inifiniment modulaire.