La jouabilité est une mesure. Elle mesure le potentiel de modulation d’un système, et elle mesure le facteur de modulation actuel d’un algorithme en fonctionnement. Quand nous disons qu’un jeu n’est pas jouable, c’est que les règles de fonctionnement — autrement dit son algorithme — nous sont opaques ou sont hors de notre portée. Un jeu est jouable si nous pouvons modifier son output, son rendu; un jeu est jouable si nous pouvons modifier le cours de son évolution avec nos propres gestes, avec nos propres actions.
La définition classique de la jouabilité dans l’informatique mesure la jouabilité soit par sa réactivité, c’est-à-dire par la rapidité à laquelle répond la machine, soit par sa réponse adéquate (et donc difficile à mesurer) au désir de l’utilisateur. Comme exemple, prenons par hasard un article sur la jouabilité de l’émulateur Phoinix : l’article s’appelle Playability Testing - Evaluating Gameboy Emulators on the Palm OS et décrit la mesure de jouabilité uniquement sur la fiabilité de l’émulateur à imiter la cadence du Gameboy. Selon cette mesure, 0% d’adéquation temporelle entre Phoinix et le Gameboy représente une mauvaise jouabilité alors que 100% d’adéquation représente une bonne jouabilité. Il ne parle donc pas de la capacité à moduler le jeu — le jeu peut par exemple être parfaitment nul et sans intérêt sur le plan de la jouabilité, il suffit juste que la machine arrive à suivre à la bonne vitesse les instructions. Il s’agit de la nervosité de la machine, en gros sa réactivité.
Selon la deuxième définition classique de la jouabilité, c’est-à-dire la bonne réponse au désir du joueur, il s’agit là d’une toute autre problème : à savoir la notion de maîtrise ou du contrôle du joueur sur le jeu. Mais dans un bon jeu vidéo — ou en tout cas dans un jeu vidéo démontrant une forte dose de jouabilité — le joueur n’est pas maître de l’ensemble des paramètres du jeu. Je ne veux pas le contrôle quand je joue, ou en tout cas je ne veux qu’un contrôle partiel. Prenons n’importe quel jeu classique comme exemple : dans Space Invaders, voire même dans la version détourné de Cory Archangel Space Invader, le joueur ne contrôle pas l’ensemble des paramètres du jeu; au contraire, il se bât contre la machine dans un duel face-à-face. Dans le jeu classique de Pacman notre personnage (une grosse bouche jaune) doit se promener dans un labyrinthe hostile où les fantômes cherchent à le manger.
Sans le fantômes, Pacman perd une bonne part de son amusement. Si dans Pacman nous controlions l’ensemble des mouvements — ceux du Pacman avec ceux des fantômes —, autrement dit s’il n’y avait pas d’autonomie du programme face à nous (s’il n’y avait pas d’espace ou de « jeu » entre nous), nous ne serions plus dans un phénomène de jouabilité; nous serions dans un phénomène uniquement de réactivité. La jouabilité nécessite qu’en face un programme agit, mais agit en dehors de moi, et que j’agis à l’intérieur de ce programme.
Pour comprendre alors la jouabilité, pour bien la mesurer, nous avons besoin d’introduire l’idée d’une sonde et l’idée qu’un intéracteur puisse agir à l’intérieur du système pour sonder le véritable fonctionnement de la machine. Car la jouabilité appartient plutôt à l’objet jouable — elle ne nous appartient pas en tant que telle, bien qu’elle nous soit destinée. Par contre, nous pouvons mesurer son facteur de jouabilité (l’ouverture interne de son système) en le sondant avec nos interfaces. Nous introduisons notre main dans un programme pendant qu’il tourne, et nous voyons ce qui se passe quand nous la plions. Nous observons les modulations résultant de notre main qui se déploie dans la machine, et nous modulons notre intervention, modulant à son tour le jeu des modulations de la machine. De ce point de vue, on peut suggérer que la jouabilité d’un système permet la mesure de sa mobilité interne. La jouabilité d’un système permet la mesure de sa vivacité; par le biais de l’interactivité elle permet de sonder le programme en fonctionnement et de s’assurer de son fonctionnement véritable, actuel. Pour savoir si un programme n’est pas artificiel, qu’il n’est pas pré-calculé et simplement déroulé comme dans un film, je dois pouvoir sonder la machine et tester sa jouabilité.
C’est à partir de cette idée de la jouabilité comme sonde que nous devons comparer notre terminologie à celle développé par Jean-Louis Boissier dans ses travaux sur l’interactivité, car celui-ci serait à l’origine de l’utilisation de cette expression pour décrire l’enjeu — voire le mode d’être —, des œuvres interactives. Dans son texte d’introduction de la série d’expositions Jouable, par exemple, il note que la « jouabilité » dépend d’un « degré de perfectionnement » d’une « interactivité interne » qu’il n’oppose pas à une interactivité externe (c’est-à-dire avec un « utilisateur »). Pour lui, l’interactivité « externe » est co-extensive à celle déjà présent en « interne » :
L’interactivité n’est pas simplement ce qui se situe entre le spectateur et l’œuvre. Si elle est entre le spectateur et l’œuvre c’est qu’elle est aussi à l’intérieur de l’œuvre. Il n’y a d’interactivité externe que s’il y a une interactivité interne. C’est le degré de perfectionnement interactif d’un objet sur le plan interne qui permet de l’ouvrir ; c’est là que se situe la jouabilité.
–; De la jouabilité Jean-Louis Boissier
Nous retenons surtout le déplacement qui écarterait les divers définitions (confuses) de l’interactivité et y placer une autre terme beaucoup plus précise qui décrirait l’interactivité à l’intérieur d’un mouvement de modulation déjà en jeu à l’intérieur de la machine. Parler de jouabilité permet de qualifier l’interactivité à partir de son mode d’être et de sa fonctionnalité (qu’elle soit technique, effective, ou symbolique).
Un léger différence apparaît par contre dans l’accent mis sur le rapport entre l’idée d’une modulation « interne » et « externe ». Quand nous parlons de jouabilité comme une sonde, nous nous plaçons clairement du côté de la machine : le joueur doit saisir la machine à partir de son algorithme pour qu’il y ait jouabilité. Si nous voulons qu’il y ait interactivité entre nous et la machine, nous avons besoin de comprendre que les images ou les sons qu’elle produit ne sont pas « par hasard » ou « arbitraires » — comme on entend souvent dire par ceux qui se frustrent devant un programme dont ils n’arrivent pas à saisir l’algorithme. La jouabilité serait donc la mesure de la vivacité de la machine, de la réalité de son fonctionnement et sa capacité à moduler à n’importe quelle niveau d’abstraction son mouvement interne (cf. échelle d’algorithmisation). De ce point de vue, nous nous opposons à l’idée que l’interactivité pourrait se présenter uniquement sous la forme du comme-si ou ce que Grégory Chatonsky défend comme le droit au « faire semblant » :
L’esthétique de Philippe Quéau et celle de Pierre Lévy ont ceci de commun qu’elles placent l’algorithmique en amont de l’œuvre. L’image ne serait qu’une émanation des chiffres. Ceci a pour conséquence de réactiver une vision pythagoricienne de l’univers où derrière le monde il y a une mathesis universalis. Voir vraiment ce serait voir derrière et voir derrière ce serait regarder des chiffres. Je crois que nous sommes en train de dépasser ces séparations entre un contenu, une interface et un programme. Il serait quelque peu littéral et simpliste de calquer l’analyse esthétique sur les couches de programme : la compréhension d’une œuvre plastique est-elle toujours contenue dans ses pigments? Il ne faut pas oublier qu’en art, on fait semblant! Donc, si des images donnent le sentiment d’être douées d’une vie autonome alors même qu’elles ne sont qu’aléatoires et bien ceci n’a pas d’importance.
–; Re-configurations du « travail artistique » avec l’Internet et les technologies numériques. ; 2003 Grégory Chatonsky
Il s’agit peut-être d’une confusion entre l’effet de l’intéractivité sur notre culture (le fantasme de l’interactivité) et les formes interactives doivent l’actualiser réellement. Ou peut-être s’agit-il justemment de la nuance entre « interactivité » et « jouabilité ». Dans tous les cas, avec la jouabilité on ne peut pas « faire semblant » d’avoir une machine qui module sa structure interne en fonction des sondes. Nous avons du mal à imaginer un jeu par exemple qui arriverait à passer comme hautement jouable tout en faisant semblant de moduler réellement en fonction des sondes.