Lexicon / frequency

Douglas Edric Stanley

1997.10.16

La rapidité avec laquelle les communiqués de l’interacteur sont reçus par le programme, ainsi que la rapidité avec laquelle ce programme les prend en compte. On dit souvent de la fréquence qu’elle est plus près de la « réalité » (où on peut interagir à n’importe quel « moment », dit-on) quand elle s’approche de notre perception chronométrée du temps, c’est-à-dire du temps réel. Il y aurait « temps-réel » au moment où la fréquence atteint un tel degré qu’il devient impossible de percevoir les intervalles qui séparent les événements. La fréquence décrit le nombre de fois par seconde, minute, ou séance, où l’on peut interagir avec le programme et non pas le temps englobé par cette proposition-réponse. Ici, on se trouve devant le même problème que celui de la réalité virtuelle. C’est également une situation un peu analogue à celle des débuts du cinéma, et de l’invention d’une véritable logique de l’image en mouvement. Comme le signale Deleuze, le cinéma a été inventé à partir d’une technique qui ne reproduisait pas le mouvement dans sa continuité, mais à partir d’éléments discrets, à partir d’instants, figés dans le temps. C’est pour cette raison que Bergson, en 1907, a dénoncé le cinéma à cause de ce qu’il considérait être une représentation du temps comme un mouvement figé ou le « temps abstrait ». Selon lui, le cinéma produisait du « faux mouvement », car au lieu de saisir le temps dans sa durée, il ne faisait que se faire succéder des petits instants les uns aux autres pour produire le mouvement. C’est à ce moment que Deleuze introduisit un concept en réponse aux critiques de Bergson, celui de l’instant quelconque :

« Revenons à la préhistoire du cinéma, et à l’exemple célèbre du galop de cheval : celui-ci n’a pu être exactement décomposé que par les enregistrements graphiques de Marey et les instantanés équidistants de Muybridge, qui rapportent l’ensemble organisé de l’allure à un point quelconque… L’instant quelconque, c’est l’instant équidistant d’un autre. » — Gilles Deleuze, L’image-mouvement, ed. de Minuit, 1983, p.14-15

À partir du moment où le point n’est plus pensé en termes de points singuliers rassemblés en tant que singuliers, mais en tant que points quelconques s’ouvrant sur un mouvement qui les rassemblent et les dépasse, on se trouve sur un terrain tout autre que le mouvement arrêté. Et c’est à ce moment que Deleuze suggère qu’avec l’instant quelconque, c’est justement la possibilité d’une production de la nouveauté qui s’invente, c’est-à-dire la possibilité que quelque chose arrive et qui ne serait pas simplement la réalisation d’un programme préétabli.

« Quand on rapporte le mouvement à des moments quelconques, on doit devenir capable de penser la production du nouveau, c’est-à-dire du remarquable et du singulier, à n’importe quel de ces moment » — Gilles Deleuze, L’image-mouvement, p.17

Le problème de la fréquence dans le temps réel, c’est qu’il faut penser le temps comme quelque chose qui est gagné. On aplatit l’interactivité sur le nombre de fois que l’on puisse interagir avec le système dans un moment donné. Mais l’interactivité est plutôt une histoire de devenir, de la transmutation d’un événement à travers son évolution. Si nous arrivons à penser la fréquence non pas comme quelque chose qui nous rapproche de la réalité, mais comme quelque chose qui construit une réalité, là nous aurons tout à gagner. Si la fréquence donne un rythme à ce qui est dans un processus de devenir, au lieu de mesurer sa véracité, si la fréquence transforme l’interactivité en un instrument, nous ne pouvons plus dire que nous sommes dans l’adéquation du monde virtuel avec le monde réel, mais plutôt dans un système autopoïétique de production d’événements. Ceci veut dire que quand j’interagis avec la machine, je ne suis pas dans un instant symbiotique, mais plutôt dans la production d’un processus construit entre nous deux et dans lequel je suis plutôt dépossédé par le temps. L’instant de l’interactivité ne fournit aucune vérité sur son devenir, c’est un point en transmutation, comme un élément discret saisit par le programme. La fréquence d’interactions basée sur l’élément ponctuel ne me donne pas une image de l’interactivité en tant qu’activité continue. Si par contre, ces interactions ne sont là que pour construire un accordage plus affectif, défini par Daniel Stern comme la solution du problème :

« Comment peut-on entrer “à l’intérieur” de l’expérience subjective d’une autre personne et le lui faire savoir, sans recourir à des mots ? » — Daniel Stern, The Interpersonnal World of the Infant, Basic Books, 1985, p.138; Le monde interpersonnel du nourrisson, PUF, coll. Le fil rouge, 1989, p.181

Je peux dire que chaque interaction est là pour construire l’événement (et non pas pour le vérifier). C’est-à-dire, comment construire une relation entre interacteur et programme sans passer par des communications explicites de cette relation, quelque soit sa fréquence ? Car si la relation est bonne, la question de la fréquence n’a plus de sens : l’accordage a lieu dans la continuité, avec des événements ponctuels qui construisent des rapports en continu d’une inter-affectivité. Chaque événement discret dans le rapport parent-bébé est intégré dans un plus grand mouvement, dans un « accordage » qui, justement, prend en main la fréquence, saisit cette oscillation d’interactions, et la joue pour faire de la musique.

« Au cours d’une interaction ordinaire mère-nourrisson, les expressions d’affects discrets ne surviennent qu’occasionnellement — peut-être toutes les trente à quatre-vingt-dix secondes. Puisqu’il en est ainsi, le repérage des affects et l’accordage affectif avec un autre ne pourraient pas survenir en tant que processus continu s’ils étaient limités aux affects catégoriels (cf. affects de vitalité). On ne peut pas attendre que l’expression d’un affect discret et catégoriel, tel que celui de la surprise, se fasse pour rétablir l’accordage. L’accordage ressemble plus à un processus continu. Il ne peut pas attendre les apparitions d’affects discrets, il doit pouvoir se faire virtuellement avec tous les comportements. Et c’est un des grands avantages des affects de vitalité. Ils sont manifestes dans tous les comportements et peuvent ainsi être presque tout le temps la matière de l’accordage. Ils concernent la façon dont n’importe quel comportement, dont tous les comportements sont exécutés, et non pas un comportement spécifique. » — Daniel Stern, p.156-157; p.202-203

La fréquence à laquelle on interagit n’est peut-être pas la chose la plus importante. Plus importante encore est la façon dont on interagit, la qualité de l’effort entre interacteur et programme.

cf. accordage affectif, affect de vitalité, marionnette, perception amodale, réalité virtuelle, temps réel