Lexique / dysfonctionnement

Douglas Edric Stanley

1997.10.16

L’interactivité, en conjonction avec les déformations de la machine apportées par le programme, prolonge ce mouvement en introduisant ce que nous pouvons appeler un dysfonctionnement à l’intérieur du fonctionnement même de l’informatique. De part son ouverture vers l’interacteur, le programme est constamment en attente de gestes venant de celui-ci. Le programme, qui est souvent imaginé comme une suite de fonctions fixées ou préétablies par le programmeur, ne cesse de dévier de ces fonctions pour répondre aux bruits introduits dans son système par l’interacteur. On dit par exemple que l’interactivité est une fonction interne du programme, que c’est en fait celui-ci qui détient les clés de son mouvement. Et il est vrai que l’interacteur, devant le programme, n’est pas un agent du libre arbitre. Mais il ne faut pas oublier ce que l’interactivité présuppose vis-à-vis du programme, la part de chaos que celle-ci introduit, et la façon dont la bonne structure du programme fermé sur lui-même est littéralement défaite dans l’interactivité. Comme le boîtier de l’informatique, la figure bien définie du programme n’est rien sans ce déploiement qui ouvre le programme sur le réel qui le saisit… Dans un texte très intéressant de Felix Guattari, il est également question d’ouverture et de dysfonctionnement, que Guattari décrit comme une sorte de lutte entre la rigidité de la « structure » machinique et la fonction autopoïétique de la « machine » dans son fonctionnement :

« Ce noyau autopoïétique de la machine est ce qui la soustrait à la structure, l’en différencie, lui donne sa valeur. La structure implique des boucles de rétroactions, elle met en jeu un concept de totalisation qu’elle maîtrise à partir d’elle-même. Elle est habitée par des inputs et outputs qui ont vocation à la faire fonctionner selon un principe d’éternel retour. Elle est hantée par un désir d’éternité. La machine, au contraire, est travaillé par un désir d’abolition. Son émergence est doublée par la panne, la catastrophe, la mort qui la menace. Elle possède une dimension supplémentaire : celle d’une altérité qu’elle développe sous différentes formes. Cette altérité l’écarte de la structure, axée sur un principe d’homéo-morphie. La différence apportée par l’autopoïésie machinique est fondée sur le déséquilibre, la prospection d’Univers virtuels loin d’équillibre. Et il ne s’agit pas seulement d’une rupture d’équillibre formel, mais d’une radicale reconversion ontologique. La machine dépend toujours d’éléments extérieurs pour pouvoir exister comme telle. Elle implique une complémentarité non seulement avec l’homme qui la fabrique, la fait fonctionner ou la détruit, mais elle est elle-même, dans un rapport d’altérité avec d’autres machines, actuelles et virtuelles, énonciation « non humaine », diagramme proto-subjectif » —Felix Guattari, Chaosmose, ed. Galilée, 1992, p.58-59

Totalisation ou fermeture contre dysfonctionnement et ouverture. Le mouvement de l’interactivité, c’est-à-dire tout simplement le fonctionnement de l’informatique, c’est de tomber en-deçà du mouvement de la ligne droite, de la forme rigide — ce que Kleist appelle, à propos de l’affectivité, la possibilité de « se trouver dans un point tout autre que le centre de gravité du mouvement » — Heinrich von Kleist, Sur le théâtre des marionnettes, ed. Mille et une nuits, 1993, p.14. L’interactivité introduit un décalage ou une courbure dans les fonctions du système, elle base le bon fonctionnement des « circuits » sur un principe de mauvaise « conduite ». Ce principe de dysfonctionnement de la machine ne vient pas seulement d’une interactivité comme dispositif interacteur-machine (bien que ce soit celle-là qui nous intéresse), mais également d’une interactivité comprise comme ce mouvement d’exappropriation de machine par rapport à toute extériorité, que ce soit elle-même, l’interacteur, ou une autre machine. La machine, le « diagramme proto-subjectif » de l’informatique, s’opère toujours vis à vis d’un fonctionnement qui la défait.

cf. bifurcation, décalage, diagramme, effort, machine abstraite, programmtion, variation