Space Invader

2004.01.01

Le jeu classique Space Invaders (1978) est une des illustrations les plus expressives de la disproportion entre la machine et nous : elle va trop vite, ou en tout cas trop vite vis-à-vis les interfaces extrêmement réstrictives que sont les joysticks, les boutons, ou les souris qui ne laissent que quelques informations gestuelles passer à un moment donné (cf. jouabilité). Grace à cette vitesse la machine donne l’impression de traiter une multitude d’informations simultanément, contrairement à nous qui arrivons à peine à controller deux objets simultanément sur l’écran. Space Invaders, dans sa version officielle joue sur cette disparité, et met le joueur face à un armada d’invaisseurs descendu du ciel pour détruire la terre; ce qui se traduit dans le diagramme fonctionnel à un sprite réactif (c’est-à-dire une sonde), face à une armée de sprites automatiques gérés par la machine.

Ce rapport temporel disproportionnel (trop vite ou trop de méchants) donne d’ailleurs une des anectodes techniques de sa réalisation : l’accélération palpitant des invaisseurs lorsqu’ils se réduisent en nombre, avec cette vitesse frénétique du dernier invaisseur dans sa face-à-face avec nous, était au départ uniquement une conséquence matérielle de la réduction d’instructions d’affichage. En gros, il s’agissait d’une erreur de programmation, ou en tout cas d’une conséquence qui n’était pas prévu au départ. Car, moins il y a d’invaisseurs, moins il y aura de travail pour la machine et plus vite peut-elle passer au prochain cycle. D’habitude, un programmeur ajoute un ralentisseur qui assure une périodicité constante, mais le fait que jeu s’accélèrait au fur et à mesure de notre succès dans le jeu, ajoutait une intrigue (cf. plot) supplémentaire à l’algorithme. L’histoire de Space Invaders (1978) sera donc intimement liée à la multitude des traitements dans un cycle informatique. À cause — ou grâce à — cette érreur, ce jeu deviendra l’expression d’une disparité entre la temporalité de la machine et nous.

Nous raccontons toute cette historique technique pour contextualiser l’ironie de la réalgorithmisation par Cory Archangel de Space Invaders en Space Invader. Dans ce contexte, on remarque tout suite, par exemple, l’absence de la lettre « s » : ce ne sera pas un jeu d’invaisseurs, mais d’invaisseur. En plus, cet invaisseur ne s’accélère pas. Comme il s’agit d’une modification du jeu à partir de son instance pour la plateforme 2600, tous les ralentisseurs sont activés. Le jeu est devenu super-nul, extra-nase (nous utilisons ici les termes scientifiques), c’est-à-dire quasiment injouable tellement il a perdu son intrigue, son plot. Face à la « terreur » de Space Invaders (1978) qui pourrait aujourd’hui prendre la forme mythique pour un américain d’une armée de soldats d’Al-Quaeda déscendant sans cesse sur nos villes (cf. Invaders!), Space Invader propose plutôt une intruige plus proche d’un prédendant qui ne cesse de faire la cour à un objet de désir désintéressé. Il revient sans cesse cet invaisseur, chaque fois qu’on se croit débarassé, et chante encore et encore la même chanson. Au bout de quelques cycles on finit par comprendre si bien sa méthode (on aura bien mémorisé le rythme de son algorithme) et on joue presque par routine. On devient presque aussi machinique que la machine. A la limite, le seul intrigue du jeu finit par être l’abondon volontaire face à cette répétition machinique du jeu, laissant le prétendant finalement, et enfin, atteindre son cible.

Comme son F1 Racer Mod - Japanese Driving Game et Super Mario Clouds, le Space Invader de Cory Archangel opère une sorte de défiguration du jeu d’origine en modifiant les codes sources ainsi que le « hardware » ou matériel technique d’un console de jeu vidéo (ici l’Atari 2600). Il ne s’agit ni d’une imitation, ni même d’une émulation du jeu original (même si on peut jouer sa machine dans un emulateur de la console 2600). Il s’agit d’une modification des ressources du jeu original, que nous pourrions rapprocher dans ce sens à Duchamp quand il rajoute une moustache à une autre image il n’a pas fabriqué lui-même (la Joconde). Ou peut-être encore plus juste, Raymond Hains lorsqu’il lacère des affiches publicitaires pour révéler des couches d’images multiples. Il s’agit d’une modification à même le support de l’image, à même l’image pourrait-on dire, pour produire une autre image. Mais dans le cas de Super Mario Clouds surtout, cette défiguration restait dans le régime générale de l’iconographie, même si elle représentait sa limite. Alors qu’ici, la défiguration est plutôt à repérer du côté de la jouabilité de l’image, et surtout à son plot. La jouabilité n’est pas totalement bani non plus, comme dans F1 Racer Mod - Japanese Driving Game, ce qui laisse venir un autre jeu à sa place, voire une nouvelle figure : le face-à-face à armes égales entre le joueur et la machine. Au détail près qu’on ne peut jamais durer plus longtemps que la machine, qu’il faudrait débrancher avant qu’elle nous débranche (cf. game over).

Comme son F1 Racer Mod - Japanese Driving Game et Super Mario Clouds, Space Invader