Au degré zéro de l’interactivité, il y a l’effort. Celui-ci constitue en quelque sorte le pôle intermédiaire entre activité et passivité, une in+ter-activité. Comme tout rapprochement au point zéro, nous arrivons à l’effort en lui soustrayant ses termes d’expression. Si nous prenons le cas d’un menuisier et nous soustrayons à la fois le « travailleur » (identité sociale) et son « produit » (objet de consommation), il ne nous reste que la table schizophrénique de Michaux (cf. effort) — qu’il décrit comme « déshumanisée », « qui ne se prêtait à rien, qui se défendait, refusait au service et à la communication » (- Henri Michaux) — et l’effort exercé pendant sa réalisation. Si nous répétons la même opération conceptuelle sur d’autres termes traditionnels de l’informatique, nous arrivons également à de tels degrés zéro : en prenant l’interface, par exemple, et en lui soustrayant les deux termes qu’elle est supposé rassembler, c’est-à-dire « l’utilisateur » et le programme, nous nous trouvons alors avec une simple relation, qui remplace interface par une configuration ou une prothèse interacteur-programme. Le zéro degré de l’interface, c’est alors la relation, ou la prothèse. Avec chaque terminologie introduite par l’industrie multimédia, nous pourrions produire de telles opérations : arborescence vs. diagramme, interface vs. prothèse, choix vs. geste, programmation vs. machine abstraite, fonctionnalité vs. fonctionnement, etc… Dans beaucoup de ces opérations, nous voyons apparaître en fait autre chose dans la déconstruction, presque la libération d’un nouveau concept pour l’interactivité qui n’était présent que virtuellement dans l’ancien. Le degré zéro n’est donc en aucun cas une simple « négation ». Il est plus près de ce que Georges Bataille a nommé (et dé-nommé) « l’informe » : « C’est dans l’article « Informe » que Bataille déclare très précisément la tâche qu’il assigne à son « dictionnaire » (donner non pas « le sens mais les besognes des mots »). Il refuse donc de définir informe : « Ce n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser », ce n’est pas tant un motif stable auquel on peut se référer, un thèse symbolisable, une qualité donnée, qu’un vocable permettant d’opérer un déclassement, au double sens de rabaissement et de désordre taxinomique. L’informe n’est rien en soi, n’a d’autre existence qu’opératoire : c’est un performatif, comme le mot obscène, dont la violence ne tient pas tant à ce à quoi il se réfère qu’à sa profération même. L’informe est une opération ». [- Yve-Alain Bois, « La valeur d’usage de l’informe », dans Rosalind Krauss et Yve-Alain Bois, l’informe : mode d’emploi, ed. Centre Georges Pompidou, 1996, p.15.] Mais le degré zéro ne décrit pas seulement de travail de l’informe à l’intérieur de l’informatique, c’est également le propre de l’interactivité elle-même d’être informe, où nous ne pouvons la saisir qu’en la dépliant, c’est—à-dire la saisir justement dans son opération sur le réel. Et c’est également dans ce sens que nous ne proposons pas ici de définitions tout court de l’interactivité, à part une sorte d’ouverture du problème dans l’expression in+ter+activité. Car l’interactivité est à saisir entre les définitions, entre ses propres substantifs, entre ses termes d’expression qu’elle fait naître. L’interactivité, tout comme l’informe, est une « opération » qui, à son degré zéro, ne peut pas être formalisé parce qu’elle met en question la notion même de forme. À la limite, c’est un fait, voilà ce qu’on peut constater au zéro degré de l’interactivité : oui, il y a un effort quelconque entre l’interacteur et la machine. C’est dans ce sens que l’interactivité est un véritable art, ou pour employer un mauvais jeu de mots, un art de l’informatique.
bibliographie :
- Henri Michaux, Les grandes épreuves de l’esprit, Gallimard, 1966, p.156-7
- Georges Bataille, « Informe », dans le dictionnaire critique de Documents 7, décembre 1929.
- Rosalind Krauss et Yve-Alain Bois, l’informe : mode d’emploi, catalogue de l’exposition, ed. Centre Georges Pompidou, 1996.
- Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ed. Macula, 1995.