Peut-être nous ne pouvons saisir les dispositifs que dans leur fonctionnement, c’est-à-dire au moment où nous faisons partie de leur mouvement. De l’autre côté, il se peut que le dispositif ne nous parle de lui-même qu’à travers une sorte de talon d’Achille, par lequel il tient encore son rapport sa constitution, au réel et donc à nous. Rapport secret d’autant plus que c’est par là que nous pouvons annihiler tout effet qu’il aurait sur nous. Pouvoir à la fois libérateur et dévastatrice pour le dispositif, et quelque part la raison qu’il nous affecte tant.
Selon la légende, Thetis, la mère d’Achille, a tenu son fils par le talon et l’a trempé dans la rivière Styx pour lui rendre invulnérable. Cette trace de constitution fût alors son seul point de faiblesse. Une flèche tiré dedans suffit pour le tuer. Être perfectionné, Achille marcha donc sur son propre destin. Par le même mouvement sa point de constitution fût aussi son point de fuite. Son pouvoir fût créer en même temps, et par, ce qui allait défaire ce pouvoir.
Nous faisons expérience constamment de ce talon d’Achille dans nos dispositifs, de cette trace de constitution qui le guette, le traque, et finalement renforce l’effet qu’il peut avoir sur nous. Les artistes qui les travaillent également. Pourquoi en 1841, Edgar Allan Poe invente de façon définitive le « whodunnit » (feuilleton policier ou roman à énigme) ? Qu’a-t-il de si particulier, ce « The Murders of the rue Morgue » (Double assassinat dans la rue morgue), par rapport à cette date et par rapport à son mode de diffusion, c’est-à-dire la revue littéraire ? [1].
Une histoire de doigts, plus que de l’esprit… La revue littéraire fût, autant que l’encyclopédie, un des véritables précurseurs de l’hypertexte, s’il n’en faisait pas parti déjà. Pour le bourgeois de l’époque - qui cherchait avant tout de la distraction - on pouvait facilement et économiquement commencer une histoire, l’arrêter en cours de route, commencer une autre, ou feuilleter légèrement à travers le journal. Tout dans le confort de son salon. Si je lis un roman, je suis obligé à fermer le livre, sinon je dois le lire jusqu’au bout. Mais la revue change ce format et introduit une certaine impatience dans la lecture. Le conteur, devenu éditeur, doit se battre maintenant avec les doigts, plus habiles et intransigeants que les oreilles. Un des problèmes de Poe devient alors : comment saisir le lecteur là où il se situe pour qu’il lit l’histoire ? Quand les histoires, les textes, les poèmes doivent se battre entre eux pour l’attention des yeux et surtout des doigts du lecteur, comment gagner la bataille sur la page elle-même ? Car, le feuilletage constitue en quelque sorte le trauma [2] de la littérature, un geste à la fois constitutive du texte tout en étant son annihilation. Comment prendre le dispositif alors par la gorge ?
Dans The Murders in the rue Morgue, tout est histoire d’énigme. Le texte ne cesse de signaler son poids mais également que nous ne sommes que quelques pas de sa résolution. Tout se concentre alors autour du feuilletage « correcte » de l’histoire. Angoisse littéraire transformé en moteur de récit. Les décors, les lieux, les événements, et surtout les personnages - figures a priori du roman - ne sont là que pour remplir une fonction par rapport à ce format, par rapport à l’énigme à résoudre. Si on leur donne de l’importance, si on cherche à approfondir leurs univers, ce serait entièrement à travers et en fonction de l’énigme. Voici comment fonctionne le nouveau dispositif de Poe qui répond à ce nouveau format qui dérange tant la fonctionnement même de la littérature. Voici comment il écrit en tennant le talon du texte qui le constitue. Ecriture du talon d’Achille.
Qu’en est-t-il des autres dispositifs ?
La télévision aurait aussi ses angoisses, son talon qui le maintient en relation avec sa défaite. Selon Avital Ronell, par exemple, la vidéo saurait saisir ce « trauma » de la télévision, et proposerait une sorte de vidéo-témoignage comme appel de la conscience (morale) de la télévision. La vidéo surveille la télévision, une télévision qui elle-même chercherait à se positionner comme le système légitime et démocratique de la surveillance. Mais la vidéo interrompt cette légitimation et lui révèle une autre logique, celle de la dépossession. Pour répondre alors à ce trauma, à cette crise interne au dispositif télévisuel, la télévision (américaine avant tout), produira un discours métonymique de retransmission de sa propre drame sous divers formes : la manipulation infini de vidéos-amateur comme des images-choc ou des témoignages crus, des histoires de reconquête de la justice face aux violences de rupture, et l’introduction de la série télévisée.
« La télévision subsiste dans un état permanent d’urgence, d’où la nécessité de la série. La série, ou sériation, expulse ou exile la télévision vers une mode de lecture où l’interruption insiste, même quand il s’agit d’un discours interrompu pour qui ‘le but consiste à rattraper sa propre rupture’ (Derrida). [The television persists in a permanent state of urgency, whence the necessity of the series. The series, or seriature, extradites television to a mode of reading in which interruption insists, even if it does so as an interrupted discourse whose ‘aim is to recapture its own rupture’(Derrida). » — Avital Ronell, « Trauma TV, Twelve Steps Beyond the Pleasure Principle » [3]
La télévision invente alors un rapport à la justice pour rétablir, si ce n’est que de façon métonymique, un rapport à la loi auquel elle n’a pas accès. Son propre rupture lui donnerait une sensibilité plus probant des divers ruptures ou violences faites à l’ordre générale ou à la « bonne » fonctionnement des choses. De nouveau alors, nous voyons comment, à cause du zapping, à cause du bouton « on/off », et à cause d’un flux incessant et sans arrêt, un dispositif arrive à saisir sa propre crise et à le proposer comme contenu.
On pourrait répéter à l’infini ces figures de dispositifs face à leurs points critiques. Au cinéma on trouvera alors la figure du train, une sorte de destin propre du cinéma, commençant avec L’arrivé d’un train en gare de la Ciotat et passant par North by Northwest, Europa, Murders on the Orient Express, Runaway Train, etc. Impossibilité de sauter du train, fuite en avant, compartiments individualisés comme autant de petites pellicules sur les rails du projecteur : ici le spectateur qui ne sort pas de sa chaise se trouve sur l’écran attaché, confiné, voire cloué sur place. Une contradictoire immobilité et incessant chute en avant, avec laquelle les cinéastes ne cesseront pas de jouer. Ce sont des figures-dispositifs qui se marient parfaitement avec d’autres que nous appellerons des figures-critiques, comme l’arrêt sur image [4] : c’est un ensemble alors d’images-contenu couplées aux fonctionnements du dispositif. C’est une émotion propre du cinéma, ressenti justemment au moment où le cinéma se rend compte que son rêve est aussi son cauchemar : ce qui l’a créé, le mouvement, c’est ce qui risque sans cesse de lui être retiré.
A l’heure où l’art sur ordinateur a un peu près vingt ans d’expériences plus ou moins décisives mais où il ne fait que démarrer, il est difficile et peut-être inapproprié de poser la question : quel est et quel sera son talon d’Achille ? D’autant plus que l’ordinateur n’est pas un seul médium, mais plusieurs, à commencer par la différence entre interactivité et ce que l’on appelle « simulation » (sauf qu’à l’extrême, on pourrait les rapprocher à travers la notion d’interaction). Il existe déjà plusièures figures d’interaction homme-machine. On les trouve dès le départ, par exemple dans les premiers jeux sur ordinateur : le tennis (premier dans l’histoire), la guerre dans l’espace (années 60 avec « Spacewar »), ainsi que les jeux d’aventures (Adventure, Zork, et d’autres plus récents). Mais ces jeux, nous le savons tous, n’ont pas réussi à saisir de façon décisif le dispositif dans ce trauma presque ontologique. Ces jeux sont, dans la plupart des cas, régis par une logique symbolique, un terme que j’entends dans son sens psychanalytique : monstres, héros, enquêtes, duels, buts recherchés, etc. (cf. affects de vitalité). Et pourtant, on voit s’esquisser une permière figure propre à l’ordinateur et à l’interactivité, qui serait une sorte d’inversion de l’immobilité du cinéma : le jeu vous met toujours face à une eventuelle game over et donc à l’immobilité totale. Je ne parle même pas de la possibilité de « choisir ». Mouvement, motion, effort - un des talons d’Achille des dispositifs d’interactivité aurait quelque chose à voir avec une nécessaire motricité constante de l’utilisateur, fût-t-elle tout simplement dans l’affecte. « Mon geste est-il effectif ? » Dans le game over, les mouvements de l’utilisateur n’ont plus de sens, il est devant un spectacle plutôt cinématographique. Il n’entre plus dans le dispositif d’interaction. Il s’agit du bouton « ejecter », mais c’est l’ordinateur qui le pousse. L’expression « toujours plus d’interactivité » prend ici tout son sens : interagir avec l’ordinateur c’est chercher à toujours pouvoir interagir avec la machine. Guerre de symbiose, à sa place un combat éternel de rapprochement. L’aboutissement finale de cette approche infinie de l’utilisateur sera une sorte d’effort comme occupation sans aboutissement, c’est-à-dire la production sans produit. On y trouverait même peut-être une sorte de mouvement interne qui dépasserait toutes ces angoisses propres aux jeux de guerre (“gagné” vs. “game over”). Mais avant d’y arriver, on aurait toute une série de figures à construire pour mettre en scène cette approche de l’interactivité, ce mouvement qui met en scène autre chose qu’une communication homme-machine. La communication est là pour faire abstraction de ce talon d’Achille, tandis que pour nous, il s’agit d’entrer au coeur même de son mouvement.
cf. configuration, dispositif, game over, piège
- En 1841, Poe fût éditeur de la revue Graham’s Magazine où il a publié son histoire. A cette époque il jouait déjà beaucoup avec le dispositif de la revue. Plus tard, par exemple, et cent ans avant le coup radiophonique d’Orson Welles, Poe publiera l’histoire Le canard au ballon en tant qu’information. Cf. également X-ing a pargrab qui tourne autour du rôle du typographe dans la publication du texte, et des dérapages qui peuvent en venir au niveau du sens, de l’interprétation, de la réception, etc.
- Avital Ronell, « Trauma TV, Twelve Steps Beyond the Pleasure Principle », dans Finitude’s Score : Essays For the End of the Millenium, Univ. of Nebraska Press, 1994.
- ibid., p.310
- cf. Raymond Bellour, L’Entre-Images, ed. La différence, 1991, et plus particulièrement « L’interruption, l’instant », p.109-133. Je dois également mentioner l’importance ici d’une série de lectures données par M. Bellour autour de la notion d’emotions au cinéma et où il a dégagé le concept d’une émotion-dispositif qui se rapproche de très près ce que nous nommons ici le talon d’Achille.