Lexique / durée

Douglas Edric Stanley

1997.10.16

Ce n’est pas étonnant qu’un philosophe français ait inventé le concept de la « durée ». Quand on parle français, on parle avec des voyelles, ponctuées par le bruit des consonnes, des sons gutturaux, et des onomatopées sur lesquelles les français insistent souvent, s’arrêtant en plein milieu des phrases : « mais non! », « oh la la », etc… Mais la base du rythme, ce sont les voyelles, qui, comme l’image des collines en Irlande, se versent les unes dans les autres sans former tout le temps des falaises. C’est une valse. Quand j’essaie d’apprendre à ma belle-fille la prononciation anglaise, je me heurte souvent à cette incompréhension du français pour le rythme saccadé, la voyelle soumise aux consonnes, qui va jusqu’à l’étirement de consonnes en voyelles, comme on peut l’entendre au Texas. C’est une batterie. Ce n’est pas pour rien que les français se plaignent encore de l’invasion de la mentalité du « business » à l’américaine où « time is money », c’est-à-dire « le temps, c’est de l’argent ». Pour l’américain, le temps, c’est une succession d’instants dans lesquels je suis en train de perdre de l’argent, autrement dit, des chiffres. C’est un peu dans cette ambiance que je lis le véritable récit de Bergson de la durée, où il cherche à comprendre comment un coureur peut aller du point a à un point b et former un trajet entre les deux sans se perdre dans des paradoxes d’espaces en expansion à la Zenon. La durée, c’est ce qui se passe entre a et b, l’élasticité du temps qui s’exprime dans une continuité.

« [Il y a] une continuité d’écoulement qui n’est comparable à rien de ce que j’ai vu s’écouler. C’est une succession d’états dont chacun annonce ce qui suit et contient ce qui précède. A vrai dire, ils ne constituent des états multiples que lorsque je les ai déjà dépassés et que je me retourne en arrière pour en observer la trace. Tandis que je les éprouvais, ils étaient si solidement organisées, si profondément animés d’une vie commune, que je n’aurais su dire où l’un quelconque d’entre eux finit, où l’autre commence. En réalité, aucun d’eux ne commence ni ne finit, mais tous se prolongent les uns dans les autres. C’est, si l’on veut, le déroulement d’un rouleau… » — Henri Bergson, La pensée et le mouvant, PUF, 1938, p.183

La durée, c’est une « boule de neige » ou conséquence s’empile sur conséquence, où l’instant se noie dans le bain du devenir, où un point est soumis à un trajet (cf. carte). La plupart du temps, l’interactivité est considéré comme l’expression d’un temps réel où je passe d’instant de communication en instant de communication, c’est-à-dire une négociation politique où l’interface me sert de traducteur dans cette communication saccadée. Si j’écoute Bergson, mon problème consiste à ne pas chercher une mise en scène de continuité entre ces communiqués, à faire abstraction ou grille de leur expression trans-temporelle.

« Comment ne pas voir que l’essence de la durée est de couler, et que du stable accolé à du stable ne fera jamais rien qui dure » — La pensée et le mouvant, p.7

Mais quand il s’agit justement de l’interactivité, tout n’est pas encore perdu. Si je retourne à l’analogie de la prononciation de la langue, je pourrais par exemple regarder l’invention du rap et la correspondance qu’il a entre le mot et la batterie. Ce format est résolument américain dans la mesure où je construis un tout à partir d’instants saccadés (et c’est ici qu’il faudrait rappeler à Bergson que les instants superposés peuvent également produire une musique, une durée. cf. fréquence). Il est très difficile de faire du rap en français. Mais si je regarde un « rapper » comme M.C. Solaar, je constate que son style ne consiste pas à supprimer la voyelle française pour imiter les batteries du rap américain, mais plutôt à jouer sa voix comme la jouerait le bassiste, c’est-à-dire qu’il accompagne les batteries en faisant une continuité dans laquelle il relie les points éparpillés du rythme. C’est un rap plus doux, plus « engagé » dans un processus, mais c’est toujours du rap. C’est au fond, l’effet d’asymptote qui se rapproche d’une hyperbole pour construire une figure d’ensemble : la voix française qui a du mal à être une succession d’instants discrets trouve une figure de rapprochement de la batterie, qui la simule sans l’imiter. C’est un accordage affectif. Voilà pourquoi le bassiste est souvent si proche du jeu de la batterie, car il produit en quelque sorte une traduction de son mouvement. L’interactivité peut s’inspirer de ce modèle, en cherchant à construire une mise en scène en continuité, un affect de vitalité dans lequel l’action peut durer. L’interactivité est peut-être faite de rythmes saccadés d’entrées et de sorties de gestes d’interaction analysés et calculés, mais le programme peut en même temps relier toutes ces données discrètes et en faire une figure. Si on demande à l’interacteur de relier une fonctionnalité à une fonctionnalité tout seul afin de construire dans son imagination un événement de leur convergence, on n’arrivera jamais à construire des événements d’un intérêt quelconque. L’interactivité a besoin d’agir dans le « entre », dans cet intervalle qui ne nie pas le particulier, l’exceptionnel, mais l’intègre au profit du mouvement…

cf. accordage affectif, effort, ennui, temps réel