Lexicon / learning

Douglas Edric Stanley

1997.10.16

L’interactivité est par définition pédagogique, pour la simple raison qu’on doit apprendre comment marche le dispositif pour le faire fonctionner. On sait que dans un futur incertain, on pourrait éventuellement imposer des codes, règles et stéréotypes de représentations plus ou moins explicites comme on l’a fait avec le cinéma américain dans les années 1910-1930. Dans ce cas, toute figure d’interactivité utilisée par le dispositif serait déjà acquise même avant d’allumer la machine. Mais il viendrait toujours un Godard, un Welles, un Bresson, ou un Ozu, pour inventer de nouveaux dispositifs à l’intérieur du dispositif d’interactivité lui-même, comme s’il s’agissait d’une révolution depuis l’intérieur. Reste à savoir si ces codes seront perçus comme des modes d’accès à l’interactivité, ou des transgressions de celle-ci. Mais avant de faire des spéculations hâtives, soyons clairs qu’il n’y a pour l’instant presque aucune règle de l’interactivité qui tient la route dans tous les cas et qui n’est pas à un moment donné critiqué comme fade, ringarde ou désuète par la communauté de « développeurs » multimédia. Même si, un jour, nous arriverons à ce triste stade d’évolution de l’interactivité, on voit mal comment on pourrait évacuer complètement l’importance de l’apprentissage dans l’usage des dispositifs. Même au cinéma, où les codes sont acquis par les spectateurs depuis si longtemps, il y a toujours un moment d’apprentissage qui, parfois, prend comme point de départ les acquis mais les inverse, les déroute, ou les transgresse pour introduire un tout nouveau dispositif de perception et de lecture là on l’on croyait parfaitement comprendre comment ça marche. En gros, c’est le cinéma de Hitchcock. Maintenant, pour revenir sur l’interactivité, il y a bien sûr des figures qui reviennent, mais aucune n’est définitive. La raison en est fort simple : la machine ou dispositif d’interaction dépend de ce que l’on veut faire dans le dispositif. On peut construire des machines abstraites dans lesquelles on peut rentrer toute une série de données, mais ce dispositif ne sera pas le même s’il s’agit d’un logiciel de dessin ou d’un jeu de combat. Le dispositif crée son expérience d’action et d’interaction et pour saisir l’événement on doit « saisir » ce dispositif. Pour savoir ce qu’on est en train de faire, on doit passer par un procédé d’apprentissage. Dans le cas des CD-Rom culturels, comme des catalogues de visites virtuelles d’un musée, je suis souvent étonné de voir que ce mode d’apprentissage est toujours compris comme quelque chose d’extérieur à l’appréhension des oeuvres. On fait croire qu’il s’agit de faire aimer l’art, ou pire de nous permettre de le comprendre, mais dans presque tous ces exemples, l’interactivité n’est nullement là pour ça. L’interactivité est là pour faciliter le défilement des oeuvres, mais jamais pour modéliser notre expérience de l’oeuvre. C’est étrange, car le but affiché de ces produits est de nous faire apprendre quelque chose et l’interactivité est un mode d’apprentissage. On pourrait construire des séquences interactives, par exemple, où l’interactivité serait le moyen même de l’accès à l’oeuvre, d’un point de vue ou d’un détail proposé par le commissaire ou « l’expert ». Pendant quelque temps les CD-Rom culturels proposaient des interactions avec l’oeuvre, mais souvent ces interactions ne permettaient de rien comprendre de plus puisqu’elles étaient sans rapport avec quelque discours, approche ou point de vue que ce soit sur l’oeuvre. Le meilleur exemple serait probablement la figure d’interactivité qui consiste à pouvoir « remplir » ou « changer » les couleurs d’un tableau quelconque. Je me souviens d’une discussion avec un des concepteurs d’un tel programme où il m’avait expliqué que le fait de pouvoir peindre n’importe quoi était bon parce que cela permettait de voir dans le décalage pourquoi les choix d’origine du peintre était si importants. En gros, comme l’interacteur est nul, il apprend au moins dans sa nullité pourquoi le peintre est si bon : chef-d’oeuvre par défaut. Un tel dispositif est insultant pour tout le monde. D’abord, pour le peintre, parce qu’on prend son oeuvre et on la rend moche, sinon on la réduit à un simple « choix » technique autour d’une couleur ou d’une autre. Deuxièmement, pour l’interacteur, parce qu’on suppose qu’il ne peut rien comprendre du processus même du peintre, alors on lui explique pourquoi il ne peut pas y accéder. En fin de compte, il n’apprend rien sur lui-même, ni sur le peintre, ni sur l’art. Peut-être le seul intérêt d’un tel dispositif serait de pouvoir vandaliser l’oeuvre, ce qui dans certains cas nous donnerait au moins le plaisir d’une certain appropriation. L’ensemble du dispositif serait évidemment beaucoup plus intéressant si l’on proposait quelque chose à travers le fonctionnement même de l’interactivité, comme une nouvelle expérience de l’oeuvre. Ici le mot expérience est essentielle. Apprentissage ne doit pas être compris comme quelque chose d’étranger à l’expérience ou à l’événement, mais plutôt comme un mode d’appréhension et d’augmentation de ceux-ci.

cf. arborescence, catalogue

projet personnel :

Francis Bacon, logique de la sensation, projet de M.S.T. du département hypermedia, Université de Paris 8, Douglas Edric Stanley. À partir des concepts introduits dans le livre de Gilles Deleuze sur le peintre Francis Bacon, ce projet tentait de créer une véritable « expérience » de la peinture à travers l’interactivité. L’intérêt d’une telle approche, c’est d’arracher le CD-Rom culturel de sa position neutre devant l’art, pour injecter une part de création à la fois du côté de l’interacteur et du côté de l’interactivité. L’usage du livre de Deleuze permettait de construire de véritables dispositifs interactifs de saisie des oeuvres de Bacon, grâce à la force des concepts qui, déjà, semblent être sur la voie d’un dispositif en construction. L’interactivité mettait en scène les concepts et introduisait l’interacteur dans leur construction. Dans le cas du concept de « l’effort », par exemple, où Deleuze décrit le tableau :

« un corps s’efforce précisément, ou attend précisément de s’échapper. Ce n’est pas moi qui tente d’échapper à mon corps, c’est le corps qui tente de s’échapper lui-même par… Bref un spasme : le corps comme plexus, et son effort ou son attente d’un spasme » \Logique de la sensation, ed. La différence, 1981, p.16

Le procédé de morphing et de [détournement de l’image a été introduit pour permettre à l’interacteur de saisir la figure dans le tableau et de la détourner hors d’elle-même, mais toujours en la ramenant à elle-même, par des effets d’inversion, comme une poche sortie de son vêtement. Ce procédé demandait évidemment une déformation de l’oeuvre, qui dans le cas de Bacon et des concepts de Deleuze semble plutôt appropriée, mais qui, dans d’autres contextes, devrait évidemment venir de mises en scène interactives plus extérieures à l’image même de l’oeuvre.