Lexicon / grid

Douglas Edric Stanley

1997.10.16

figure d’interactivité. La grille échafaude le système abstrait et arbitraire d’un maillage de lignes régulièrement espacées construisant ainsi un plan-structure. Cet aspect structural ou structuraliste doit être distingué de ce qu’il est supposé supporter, c’est-à-dire la figuration qui a lieu dans la structure. La grille n’est jamais en adéquation avec la figure qu’elle soutient, tout en étant dans l’image, ou plutôt superposée dessus. La grille a l’avantage, du point de vue de l’informatique, à être régulière, quadrillée, d’une forme proche du diagramme de distribution des données. Elle ressemble à ce qu’on appelle en programmation un « array ». C’est une forme de visualisation du mouvement de la machine, comme pour le catalogue, sauf qu’ici son niveau d’abstraction lui permet une plus grande liberté dans sa construction de l’événement interactif. Il faudrait s’écarter ici de la notion d’une grille moderniste de la peinture, présente à elle-même, comme l’a analysé, contextualisé et déconstruit Rosalind Krauss à plusieurs reprises. Surtout dans le cas des hypermédias, et avant tout dans le cas de l’interactivité, la grille n’est pas présence rationnelle, elle n’est pas fenêtre sur le monde. Elle n’est pas « logique », elle a tout simplement une logique, la sienne, qu’elle impose à son objet. Elle déforme l’image. C’est ici le seul véritable « danger » pour l’interactivité en ce qui concerne la grille, c’est-à-dire qu’elle soit prise dans sa parfaite symétrie comme l’expression d’une vérité de l’informatique. Souvent, la figure de la grille apparaît en informatique parce qu’elle est facile à reproduire du point de vue de la programmation : puisque l’affichage par exemple se fait la plupart du temps dans une logique de la grille (axes x,y), les concepteurs de jeu, de produits hypermédia, d’objet interactifs vont constamment chercher à donner un accès quasi directe à cette grille de manipulation. Je peux faire monter et descendre mon engin spatial, le bouger quelques points à gauche sur la grille ou quelques points à droite. La grille est aussi souvent utilisé dans le sens d’un array pour organiser un objet de profondeur et de complexité, ce qui finalement la ramène à la planitude de la distribution des données en informatique : c’est le cas du QuickTimeVR (cf. apesanteur) et de la grille-labyrinthe proposée par des jeux comme Doom ou Quake (cf. carte). Mais la grille, en tant que figure d’abstraction, est beaucoup plus intéressante non pas quand elle cherche à donner un mode de visualisation adéquate à un phénomène, à être l’image appropriée d’un phénomène, mais au contraire, quand elle ne permet aucune adéquation absolue de la représentation de l’objet et s’impose plutôt comme une abstraction de celui-ci. C’est cela la force de la grille, et ce qui lui permet de faire communiquer sur un même plan d’abstraction plusieurs phénomènes qui sont incommensurables ontologiquement. Elle transforme alors tout ce sur quoi elle se superpose, même les mouvements de souris de l’interacteur, qui tout un coup voit projeté sur son propre corps, une grille abstraite sur laquelle il pilote son « curseur ». Mais c’est aussi cette deuxième figure de la grille, sa régularité, qui doit être dépassée dans l’interactivité, pour permettre à des grilles plus nuancés, plus anamorphiques d’apparaître, qui, dans leur superposition permettraient à une autre logique de l’interactivité de se former.

cf. carte, diagramme, dispositif

bibliographie :

illustration :

18h39

18h39, Serge Bilous, Fabien Lagny, Bruno Piacenza, CD-Rom, Flammarion, coll. Art & Essais., 1997. « L’installation multimédia 18h39 propose au spectateur d’explorer un instant photographique à travers une multitude de points de vue. Le titre “18h39” correspond à l’heure de la prise de vue de la scène présentée à l’écran, mais fait également référence à 1839, année de l’invention de la photographie. À l’écran de l’ordinateur est affichée une photographie en noir et blanc, sur laquelle est appliquée une grille 4x4 qui renvoie implicitement au quadrillage de terrain effectué sur les chantiers de fouilles archéologiques. Le document photographique représente une altercation entre trois individus dans un appartement meublé d’une bibliothèque, d’une télévision, d’une table basse, d’un réfrigérateur, d’une chaise… L’utilisateur va essayer de comprendre la scène photographiée, en cherchant des indices à l’intérieur de celle-ci. Elément essentiel de l’interface, la grille propose seize zones de zooms possibles, avancées prédéterminées dans la “fouille” de l’image. Lorsque l’on clique dans l’un de ces rectangles qui divisent l’image, un déclic d’appareil photo se fait entendre. Ces avancées s’effectuent par succession de niveaux de profondeur, en l’occurence trois niveaux différents. Il ne s’agit pas de simples agrandissements de l’image initiale, mais de nouvelles prises de vue. Le visiteur peut à tout moment revenir à l’image initiale. » (« Description de 18h39 », dans dans Nov’Art, Février, 1997, Art 3000, p.15). En plus de cette machine d’abstraction que représente la grille, le dispositif de 18h39 propose également toute une série de machines de visualisation. Ces machines vont du portrait-robot, au simulateur de vol, en passant par la reconstitution 3D, l’image panoramique, la photo satellite, l’analyse des empreintes digitales, et la base de données hypermédia. Avec chaque machine de vision, le dispositif de 18h39 propose à l’interacteur une nouvelle expérience de l’image de départ, un nouveau point de vue sur l’image. La grille se reconfigure, se déterritorialise et se reterritorialise dans une nouvelle figure d’abstraction, comme dans la machine à analyser les empreintes digitales qui laisse entrevoir que du point de vue de la machine, l’empreinte digitale est également grille, grille déformée ou grille-anamorphose. Dispositifs à l’intérieur du dispositif, 18h39 commence à multiplier des grilles à l’intérieur de la grille plus l’on « pénètre » dans l’image. L’image de photographie devient image-fractale de pénétration sans fond, une image de l’interactivité. L’intercourse d’interactivité — et ici tous les termes sont à prendre à la lettre, surtout à cause du caractère de l’image — n’arrive jamais à trouver une fin satisfaisante, car aucune image ne donne l’image-clé de l’énigme, aucune image ne dévoile le mystère comme dans une « mise à nue » de l’image. La grille est toujours dans un plan d’abstraction par rapport à l’image, tout en étant l’accès même à l’image, c’est-à-dire l’expérience de l’interactivité. La grille n’est pas au dessus de l’image, en dessous de l’image, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’image, mais superposée sur l’image comme une carte. L’image, sa référence, sa réalité, sa « vérité », recule et se place en arrière-plan d’une nouvelle image — image-grille, image-carte — qui ne cesse de construire des renvois, des trajets, des parcours, des actions, des interactions, des événements à l’intérieur de cette nouvelle image. L’image hypermédia devient alors machine abstraite de modes de visualisation d’une image-trace, tout en étant, comme dans une enquête hystérique, la reconstitution éternelle de l’événement. Une sorte de Columbo sans fin où Andy a oublié d’arrêter la machine. A partir d’une lecture hâtive du paradoxe de Zenon, on peut voir néanmoins dans 18h39, l’apparition d’une sorte d’image floue d’une interactivité de l’effort, où le processus d’interaction n’est plus production envers un produit, mais production de production, production du désir de l’interactivité.