- Artiste: Alison Mealey
- date: 2005-01-01
- Lien: http://www.unrealart.co.uk/
Un des fantasmes issu de la pensée cybernétique tourne autour du rêve d’un automate qui jouerait le rôle de petite fée du logis. C’est un fantasme inscrit très tôt dans le dispositif. Le terme de « robot » fait déjà référence en 1920 dans la pièce de Karl ÄŒapek à un être condamné à travailler comme un esclave. « Robot », en czech, fait référence depuis le 10ème siècle aux notions de labeur ou de corvées. Il a été repris par la suite pour désigner des automates méchaniques. Soit, un robot serait un organisme autonome, sachant se déplacer avec son propre initiative, mais selon le fantasme il le ferait uniquement afin servir l’homme — tout écart d’un comportement sousmis se ferait aux frais de l’humanité entière. Les robots doivent servir à travailler pour l’homme, et donc à enlèver à l’homme les lourdes taches de son quotidien en restant à tout moment serviable.
Dans le jeu « Unreal Tournament », des joueurs s’affrontent dans un espace en 3 dimensions, reliés les uns aux autres via le réseau. Dans un terrain commun ils peuvent se balader et surtout s’entretuer à l’aide d’énormes flingues posés gentillement pour eux dans le terrain du jeu. Il s’agit alors d’un labyrinthe collective de sentiers en mouvements permanents, où un espace de déambulation construit des figures mobiles autour des déplacements, des cachettes et des affrontements des joueurs.
Mais les joueurs d’Unreal Tournament ne sont pas seuls. Ils sont accompagnés de robots, de personnages animés par des programmes — internes au jeu — qui errent sur le terrain, et qui portent également de grosses flingues. Ces robots sont plus ou moins « intelligents » selon le langage du jeu, c’est-à-dire qu’ils sont plus ou moins condamnés à suivre un itinéraire réstreint autour des axes stratégiques ou des chemins pré-creusés. Plus le robot est « intélligent », moins il s’oriente selon ces axes et prend son propre initiative. Se construit alors une citadèle remplis d’êtres érrant de différents genres, un réseau schizophrénique d’agents animés par des motifs convergeants et divergéants.
In behavior-based agents, underintegration manifests itself on the behavioral level. These agents generally have a set of black-boxed behaviors. Following the action-selection paradigm, agents continuously redecide which behavior is most appropriate. As a consequence, they tend to jump around from behavior-to-behavior according to which one is currently best.
What this means is that the overall character of behavior consists of short dalliances in individual, shallow high-level behaviors with abrupt changes between behaviors. It is this overall defective nature of agent behavior units, that I term schizophrenia.
–; Schizophrenia and Narrative in Artificial Agents ; 2004 ; pp. 95-116 Phœbe Sengers
Dans son travail Unreal Art, l’artiste anglaise Alison Mealey sert de ce paysage troublé comme donnée brute. Elle laisse tourner le jeu sur son ordinateur et enregistre l’ensemble des mouvements à l’intérieur, y compris tous les « frags », c’est-à-dire les fragmentations, c’est-à-dire les éclatements des joueurs en de petits morceaux. L’ensemble de ces données construit une carte et à partir de laquelle elle procède à des extrusions pour construire d’autres paysages.
Tout d’abord elle marque dans un deuxième espace virtuel l’ensemble des positions occupées par les jouers. Ensuite elle fait des élevations de ces points en des maquettes réelles ou réinjecte ces données dans l’espace du jeu lui-même.
Mais le plus important de ces expériences arrive après ses découvertes des travaux artistiques sur le GPS. Inspiré, entre autres, par le site gpsdrawing.com qu’on pourrait également rapprocher du travail GPS de Masaki Fujihata, Mealey décide de recontextualiser les cartes de données du jeu Unreal, et même de s’en servir pour fabriquer des figures d’un tout autre point de vue.
I’ve long been interested in GPS drawing. Mainly because it seems fun but also because it creates an alternative map of where you’ve been, in stark contrast to the typical street map. It also allows for a lot of freedom of expression, what are you going to draw? Is it actually going to look anything like that? Will the environment force its own decision about the direction you should be walking? […] [From www.gpsdrawing.com] I enjoy the way « Brighton Boat » reveals a hidden drawing that was there in the road system all the time. For my project I wanted to give across this sense of revealing something that was there all the time, an image that was just hidden under the surface. The paths were already laid down, it just took someone to walk over them to reveal what was there all the time.
–; Unreal Art: Project Document ; 2005 ; pp. 12-13 Alison Mealey
Retournant au moteur 3d du jeu Unreal, elle crée un noveau terrain pour le jeu et enregistre l’ensemble des déplacements des robots pendant à peu près une demi heure. Elle récupère ces données pour expérimenter différents rendus en deux dimensions, distribuant les déplacements x/z des joueurs dans un tableau x/y. Puis elle utilise ces nouveaux points pour les faire dessiner sur une surface graphique dans l’environement de programmation Processing.
Le terrain de départ donne alors le caractère du resultat final, mais ne l’imposera pas directement pour toutes les raisons invoqués plus haut : autonomie du robot, nécessités internes du jeu (le joueur doit se défendre, alors il s’écarte du terrain), etc.
Revenant à l’éternal débat sur le rôle de l’artiste dans la fabrication de ses œuvres, Unreal Art montre très clairement le travail de Mealey dans l’équation. Elle donne des conditions d’entrée à un système automatisé et attend un certain temps pour recevoir le resultat. C’est uniquement après que le moteur de jeu video ait eu suffisament de temps pour explorer ces conditions que Mealey arrête le processus et s’en sert pour générer un nouveau tableau dans l’environement de dévelopement Processing. Bien que beaucoup du travail final résulte du travail dans Processing, tout le charme des images vient du chaos-organisé de ce processus de déambulation faite non pas par Mealey, mais par le jeu video, et donc par les robots qui jouent le rôle d’agents désarticulés dans cette machine de guerre schizophrénique.
A la différence d’Harold Cohen et son logiciel de peintures automatiques AARON, l’ensemble du processus d’Alison Mealey est plutôt lisible, presque linéaire. La lisibilité de ce processus fait même partie de son intérêt. Des robots conçus pour un jeu video se baladent sur un terrain prédéfini en faisant la guerre; mais leurs mouvements sont récupérés pour dessiner un tableau. Les contours du dessin sont délimité alors par le moteur d’Unreal Tournament qui fait le gros du travail de peinture, Mealey n’a qu’à attendre le résultat. On pense alors à Warhol en train d’admirer les prouesses urinaires de ses assistants pour ses célèbres « Piss Paintings ».
Sur l’idée d’utiliser un jeu video pour dessiner un tableau, on pourrait parler éventuellement de détournement, mais ce serait probablement un mot trop chargé. Il n’y a pas ici de geste politique ou critique, Mealey étant visiblement trop fasciné par le jeu d’origine. La vérité résiderait plutôt dans l’usage du terme anglais « retooling », c’est-à-dire la réaffectation d’un outil pré-existant à d’autres fins.
Car en réalité, il s’agit plutôt d’un travail de transcodage; de réaffectation d’un flux; d’un tube selon UNIX; de la récupération d’un rendu, d’une sortie, d’un résultat de calcul pour la réaffecter comme donnée d’entrée dans un autre processus. Comme une machine de Rube Goldberg, on trouve une façon d’interfacer une machine et une autre.
Enfin, la question du portrait dans la machine de Mealey nous semble d’une évidence. Comme dans Carbon (cf. zigzag) de Servovalve, quoi de mieux qu’un portrait, qu’un visage, pour rendre palpable l’émergence de la figure d’un fond abstrait, désarticulé, voire — selon les termes de Sengers — schizophréniques. Ou comme le disent Deleuze & Guattari :
Le visage fait partie d’un système surface-trous, surface trouée. Mais ce système ne doit surtout pas être confondu avec le système volume-cavité, propre au corps (proprioceptif). La tête est comprise dans le corps, mais pas le visage. Le visage est une surface : traits, lignes rides du visage, visage long, carré, triangulaire, le visage est une carte, même s’il s’applique et s’enroule sur un volume, même s’il entoure et borde des cavités qui n’existent plus que comme trous. Même humaine, la tête n’est pas forcément un visage. Le visage ne se produit que lorsque la tête cesse de faire partie du corps, lorsqu’elle cesse d’être codée par le corps, lorsqu’elle cesse elle-même d’avoir un code corporel polyvoque multidimensionel — lorsque le corps, tête comprise, se trouve décodé et doit être surcodé par quelque chose qu’on appellera Visage. Autant dire que la tête, tous les éléments volume-cavité de la tête, doivent être visagéifiés. Ils le seront par l’écran troué, par le mur blanc-trou noir, la machine abstraite qui va produire du visage.
–; Mille Plateaux: Capitalisme et schizophrénie 2 ; 1980 ; pp. 208 Gilles Deleuze ,Felix Guattari
Suivant la terminologie de Deleuze & Guattari, il existe une machine abstraite de visagéité qui saisit les corps par surcodage pour les transformer en visage. Il faut très peu pour faire un visage, une surface blanche et deux trou noirs. Plus loin dans le texte, ils suggèrent que n’importe quoi peut jouer le rôle de trou noir, des balles de Ping Pong, des objets fétichisé :
La bouche et le nez, et d’abord les yeux, ne deviennent pas une surface trouée sans appelé tous les autres volumes et toutes les autres cavités du corps. Opération digne du Dr Moreau : horrible et splendide. La main, le sein, le ventre, le pénis et le vagin, la cuisse, la jambe et le pied seront visagéifiés. Le fétichisme, l’érotomanie, etc., sont inséparables de ces processus de visagéification.
–; Mille Plateaux: Capitalisme et schizophrénie 2 ; 1980 ; pp. 209 Gilles Deleuze ,Felix Guattari
Comme un tableau de Arcimboldo, le visage peut être construit avec très peu, voire un trop-plein d’élements, et dans ce sens construit une machine déjà en soi, facile à brancher sur des flux de n’importe quel ordre, même d’un jeu video d’une extrême violence.
cf. .walk, The Thousand Faces of Buddha, Carbon (cf. zigzag), qqq, AARON, Masaki Fujihata, extrusion, détournement, pipe.