Waiting For Turing

Douglas Edric Stanley

2006.11.01

Dans « En attendant Turing », Louis Bec prolonge une réfléxion démarré 30 ans auparavant sur les rapports transbiologiques entre les êtres humains, les machines, et les (autres) espèces non-humaines. Bec a donné un nom à ce croisement, le « technozoosémiotique » :

  • La Technozoosémiotique se situe au carrefour de la sémiotique, de l’éthologie, des sciences cognitives, des technologies, de l’informatique et des pratiques artistiques expérimentales.
  • La Technozoosémiotique englobe la Zoosémiotique qui étudie les signes émis par les espèces vivantes pour communiquer entre elles de façon intra ou extra-spécifiques.
  • La Technozoosémiotique élabore des « agents conversationnels numériques » et implante des interfaces technologiques de transcodage pour établir des modalités d’échanges entre des systèmes de communications kinésiques et paralinguistiques et des formes de langages articulés.
  • La Technozoosémiotique est l’opérateur central de la relation Animal-Machine-Homme. Elle conçoit des informations et des signes potentiellement intelligibles pour le plus grand nombre d’espèces vivantes et artificielles.
  • La Technozoosémiotique postule que tous les êtres vivants et artificiels sont des êtres sociaux qui ont à résoudre un ensemble caractéristique de problèmes de communication avec un milieu et avec toutes ses composantes.
  • La Technozoosémiotique avance l’hypothèse qu’à travers la prolifération de dispositifs interactifs en réseau, le vivant vise à mettre en place une intercommunication technologique généralisée aux organismes vivants de l’ensemble de la BIOMASSE.
  • La Technozoosémiotique considère le vivant comme une matière « expressive » à part entière et s’inscrit au coeur des disciplines artistiques expérimentales qui hybrident, à partir du vivant, des langages logiques et formels à des signaux kinésiques et paralinguistiques.
  • La Technozoosémiotique ouvre entre l’animal et l’homme un espace fantasmatique et épistémologique inédit, un surplus de communication et propose une nouvelle dimension logosystémique de l’écologie.
  • La Technozoosémiotique s’inscrit comme une sonde logophorique dans le futur des relations avec d’autres formes de vie et d’intelligence « exobiologiques et artificielles ».
    – Louis Bec ; Petit traité de Technozoosémiotique: Manifeste ; 1975

Se plaçant comme le premier (et seul) « zoosystémicien » de cette nouvelle discipline, Bec construit depuis un certain nombre d’années des expériences artistico-scientifiques sur les moyens de communication inédits entre divers espèces avec et à travers des machines de communication. Cela lui conduit parfois à inventer des « espèces fabulatoires » qu’il introduit dans ses expériences, comme dans cette installation, et qui agissent au même titre qu’un vivant naturel.

Dans un salon comfortable, le visiteur de l’exposition peut s’asseoir et observer un poission virtuel qui évolue dans le bocal d’un écran LCD. L’espace du visiteur (et le poisson virtuel) sont reliés via Internet à des poissons réels de l’espèce « Gnathonemus Petersi » aussi appellés des poissons avec des nez d’éléphants (« Elephant Nose »). Ces poisons ont la particularité d’utiliser l’espace continu du milieu aquatique pour communiquer entre eux via des décharges électriques. C’est cette particularité que Bec exploite, en captant ces décharges et en les envoyant à travers les technologies de communication :

C’est une espèce qui vivait il y a 300.000 ans, quand l’Amérique du Sud et l’Afrique, qui sont aujourd’hui détachées par la tectonique des plaques, faisaient partie d’un seul continent. Aujourd’hui, le Gnathonemus Petersii continue de se développer dans ces latitudes-là. Nous avons réussi à faire « converser » des poissons « cousins » qui s’étaient oubliés pendant ces 300.000 d’années, mais dont les décharges électriques n’étaient plus synchrones et déchiffrables. On a alors dû établir un signal intermédiaire qui a permis de faire converser de nouveau les mormyriformes et les gymnotidés, ce qui équivaut à une incroyable traduction d’un signal, par l’entremise de la technologie.
– Louis Bec ; « En attendant Turing »: Une installation artistique et technozoosémiotique de Louis Bec ; 2006

La technologie qui reliera les deux poissons cousins est celle de la télécommunication, qui — chose pratique — utilise également l’électricité pour communiquer, mais cette fois-ci dans l’air. Pour Bec, l’invention même des technologies aériennes serait dûe justement à cet abandon des milieux analogiques continus et la nécessité de reconstituer un tel continuum dans lequel nous pourrions se communiquer.

Pour les poissons, la conduction instantanée des signaux électriques dans l’eau permet la transmission rapide des messages, et un tel mode présente certains avantages dans des eaux troubles, tandis que les humains communiquent principalement par la transmission de signaux visuels. On pourrait alors soutenir que l’invention de la radio est advenue au moment où le vivant s’est installé sur terre en sortant de l’eau. Le support liquide lui ayant progressivement échappé, il lui a fallu trouver des moyens pour véhiculer un certain nombre de faits sonores par la voie de l’air, afin de toucher des personnes éloignées. Bien que cela puisse paraître un raccourci d’établir cette relation entre les poissons électriques et la radio, il paraît évident qu l’homme a dû chercher un substitut à cette communication aquatique, en développant des moyens de communication par l’air.
– Louis Bec ; « En attendant Turing »: Une installation artistique et technozoosémiotique de Louis Bec ; 2006

Bien que le travail de Louis Bec dépasse de loin les questions que nous nous posons dans notre étude, il pose néanmoins assez clairement l’importance du transcodage (cf. transcode) dans les technologies de la télécommunication. En convertissant une image, un son, ou une intensité en un signal transmissible (en gros une suite de chiffres), nous pouvons faire transiter ces objets, les manipuler, et puis les réstituer de nouveau en tant que image, son, ou intensité. L’espace discontinu des objets aériens permet de réassambler cet objets dans de nouvelles configurations. Cette discontinuité est une des particularités des machines algorithmiques, et leur permet une très grande liberté dans les nouveaux assemblages (par exemple en reliant deux espèces de poissons qui se re-rencontrent de nouveaux après 30,000 d’absence de contacte).

Enfin le titre le l’installation parle du problème des messages eux-mêmes qui seraient véhiculés à travers le communications électroniques dans ce continuum aquatique. On peut écouter deux poissons éléctriques parler entre eux; on peut convertir les signaux d’une variante pour qu’ils correspondent au dialecte d’une autre variante; on peut même créer des téléphones pour relier deux poissons à distance. Mais dans toutes ces transmissions et transitions, nous n’avons aucune idée de ce qui est racconté dans ces conversations aquatique. D’où l’invitation de Louis Bec d’attendre un nouveau Alan Turing, à la fois pour ses idées sur l’intelligence non-humaine (le fameux « teste de Turing »), mais également à cause de ses recherches sur le décodage de l’Enigama allemand pendant la deuxième guerre mondiale.