Super Mario Clouds

2003.01.01

Il serait difficile de dissocier Super Mario Clouds de son geste de fabrication, quelque soit l’intérêt pour cette machine en tant que proposition plastique.

Bien sûr, en tant qu’installation, il s’agit d’une œuvre tout simplement belle grâce à son minimalisme numérique. Et puis elle est également éfficace sur le plan conceptuel, et donc vis-à-vis ce qui est peut-être le plus célèbre de tous les jeux vidéo, Super Mario Bros. (cf. Mariosoup, Deconstructulator). Sur le plan visuel, l’économie de la machine est presque parfaite : un fond bleu, le ciel est plutôt dégagé, il ne reste que des petites nuages mignones qui traversent doucement l’écran à l’horizontal. Plus d’intruigue, plus de pièces de monnaie à chercher, plus de champignons magiques à manger ou de plantes carnivores à éviter; on ne peut pas descendre dans des tuyaux ou casser des briques car il n’y a plus de tuyaux, plus de briques; il ne reste que les nuages paisibles; il ne reste que le décors doux, voire le seul élement du jeu original qui n’avait aucune incidence sur l’intrigue ou la narration. Le jeu est ainsi dépouillé littéralement de ses affectes pour le transformer en une véritable œuvre artistique qui met en jeu désormais des notions de paysage, de figure/fond, et s’amuse évidemment en proposant une certaine forme de contemplation esthétique plutôt classique, mais avec un jeu vidéo on ne peut plus « populaire ».

Tout cela est vrai, et met en jeu pour tout ceux qui auraient connu l’objet de départ, suffisament de pistes pour comprendre, voire sentir, la radicalité de l’image. Mais pour nous, on ne peut distinguer ce résultat esthétique du processus de dépouillement algorithmique dont a fait preuve Cory Archangel dans ses descentes littéralement dans les entrailles de la cartouche de Super Mario Bros.. Sur son site, on découvre des codes sources, des images et des instructions sur le processus qui lui a permis de fabriquer sa machine. Ces informations permettent de comprendre le fonctionnement même de la machine, y compris en tant qu’œuvre, mais ne peuvent se comprendre qu’à partir du moment où Archangel dévoile les codes-sources, en quelque sorte, de son intervention algorithmique.

On y découvre surtout que les images proposées sont des images fabriquées à partir des ressources tout-à-fait réelles de ces machines anciennes. Et ce sont de bêtes vraiment redoutables : on est obligé de travailler avec elles dans des langages de programmation aux plus « près » des zéros et uns de la machine binaire elle-même. En travaillant dans un langage appellé « Assembly », par exemple, on construit les instructions de la machine avec du code qui frôle véritablement les limites de la lisibilité :

{{lda #2
sta songloadloop
load_outcast:
lda clouds_start,y
sta addr,x
iny
inx
dec songloadloop
bne load_outcast}}

Ensuite avec un fer à souder à la main, Cory Archangel prend ces codes sources, les compile et les transfert dans un circuit programmable qu’il soude à la place d’un des circuits intégrés originels du jeu. Il doit injecter son programme physiquement dans la cartouche. Tout le processus lui permet de garder les instructions graphiques qui font fonctionner la représentation, et de remplaçer uniquement les instructions qui concerne son intruigue. Car il y a en réalité deux circuits intégrés de la cartouche Super Mario Bros. : celui du programme et celui des images. Cory Archangel garde le deuxième circuit intégré qui contient l’ensemble des données graphiques (cf. Mariosoup). Ce qui crée un procédé très proche des jeux de déprogrammation opéré par JODI : les composants de base de Super Mario Bros. sont toujours disponibles, mais ils sont maintenant repeints autrement, ou ici plutôt le moins possible.

Cory Archangel, Super Mario Clouds

Il est intéressant de noter d’ailleurs, qu’en dehors de la complexité d’entrer « à l’envers » dans la machine et de remplacer son code d’origine, Cory Archangel doit programmer son code non pas comme des instructions abstraites que la machine où le compilateur adjustera pour les particularités de telle ou telle machine (ce qui est le procédé habituel), mais au contraire il doit les programmer comme des instructions pour une machine spécifique, fabriquée avec des numéros de séries spécifiques. L’artiste traque la machine comme singularité et non pas comme phénomène abstraite, ou à encercler par allusion. C’est une des manies des §hackers](hack) qui les rappochent à des réalités artistiques tels qu’on peut les recontrer encore aujourd’hui : il faudrait être à la limite fou pour passer autant de temps à se documenter sur une technologie qui n’est même plus distribuée dans le commerce. On est proche d’au moins un des aspects du Ready-Made, dans la mesure que nous ne nous attardons plus sur les mécanismes de « mass production » de l’objet et le réaffectons en tant que spécificité en le sortant de sa chaîne de production pour le faire rentrer dans une autre. Comme la pelle de Duchamp qui devient « En prévision d’un bras cassé », ici Super Mario Bros. devient Super Mario Clouds via le procédé de réaffectation du code d’origine. Par contre, contrairement à la définition de Duchamp du Ready-Made (cf. Duchamp du signe, p.192), la machine est traitée ici comme une spécificité face à la chaîne industrielle qui tendait à le rendre plutôt anonyme. On particularise la machine. Nous pouvons voir cette attention à la particularité du produit d’origine par exemple dans les instructions d’Archangel sur le « reverse engineering » de la cartouche :

The first thing you will need to get is an original Super Mario Brothers cartridge. Not a “Duck Hunt+Mario Brothers” cartridge, but just a plain old Super Mario Brothers cartridge. Next you should unscrew the plastic back on the cartridge, and inside you will see a circut board like the one you see below. There are two chips on this board. The CHR chip, and the PRG chip. We are interested in the PRG chip for this project. Also please make sure the cartridge says NES-NROM-01 (01-05 in also fine). This let`s us know it is a 32k Nintendo circut board.
– Cory Archangel ; Super Mario Clouds ; 2005

Notons à quel point ces instructions sont précises : « vérifiez-bien que vous avez pris la cartouche de type NES-NROM-01 ou NES-NROM-01-05 », etc. Car le programme est spécifique à non seulement une plateforme mais également à une ligne de fabrication spécifique de cette plateforme et de la cartouche Super Mario Bros.. Il ne faut pas prendre la cartouche « Super Mario Bros. + Duck Hunt », mais uniquement la cartouche « Super Mario Bros. », etc.

C’est dans ce sens que Super Mario Clouds n’est finalement pas une « image », comme si on aurait pris les « clouds » du jeu et les aurait érigé au statut d’icône. On ne « fabrique » pas ici d’image, et surtout on n’y fait pas simplement référence. On la malaxe plutôt, on la module à partir des constructeurs de l’image. Il n’y même a pas d’image au préalable, car elle doit être fabriquée (dans la cartouche). Super Mario Clouds n’arrive au statut icônique qu’à partir de cet enlèvement d’icônes déjà disponibles dans la machine. Le jeu qui fabrique l’image est toujours là, mais en suspens, arrêté, en attente d’une interactivité qui lui sera en permanence refusée. L’image des « clouds » prolonge en quelque sorte les dernières traces restantes de l’image du jeu avant sa disparition complète. Le jeu ne tourne plus, ou tourne dans un coma qui lui permet de planer encore. Il s’agit d’un « arrêt de mort » du jeu (cf. Blanchot Arrêt de mort et L’espace littéraire) tout à fait contingent à la finitude du jeu comme matérialité fragile mais toujours présente en puissance grâce à sa modification à même le circuit imprimé.

On pense enfin au concept de « /nuage/ » comme signe (d’où les traits) selon les théories d’Hubert Damisch (cf. Théorie du /nuage/). Selon Damisch, la perspective n’arrive pas à atteindre le nuage, ou plutôt celui-ci se présente comme la limite même de la perspective, la naissance de l’informe via l’introduction du détail, du tissu, ou tout simplement du signe dans l’image. Il s’agirait alors de l’introduction d’une faille dans le système subjective et subjectivant de la perspective :

In many ways, all of Damisch’s books are about high modernism. Modernist painting developed everything that was dismissed by classicism as inessential: color, material, texture, the informe, everything that did not signify, everything that was not reproducible. For Damisch, the emblems of modernism and its rerouting of art through the supplement become clouds and the female genitalia. They stand for excess, the inexpressible, the sublime, everything the perspectival system and the canon of corporeal beauty could not measure or even show. Le Jugement de Paris unfolds under the sign of Courbet’s still-scandalous Origine du monde.
– Christopher S. Wood ; The Origin of Perspective: Book Review ; 1995 ; pp. 680

Ici, dans Super Mario Clouds, les nuages (ou /nuages/) sont littéralement le « fluff » comme on dit en anglais, le « coton » de la cartouche de Nintendo. Ce coton correspond à partie non structurante de l’image interactive, ou peut-être pourrait-on dire à la partie non-interactive de l’algorithme. Car s’il y a « perspective » dans l’interactivité, comme nous le rappelle Jean-Louis Boissier, elle serait plutôt à ranger du côté de la jouabilité de l’image (cf. La relation comme forme, p.262-271 et 278). Comme les /clouds/ de Damisch, les Super Mario Clouds sont le « fluff » informe et injouable. Ici, il n’y a plus d’action possible sur l’image, mais reste néanmoins une image de l’interactivité. Il s’agit d’une des images les plus célébrées de l’interactivité — Super Mario Bros — mais ne reste que la partie infiniment petite où on ne pouvait jamais de toute façon intervenir. C’est elle qui reste, qui résiste, et résiste réellement, car il s’agit toujours du programme réel, mais uniquement la partie in-jouable qui reste de lui.