Lecture d'une vague

Douglas Edric Stanley

2013.05.13

Face à une œuvre comme « Dérives » d’Émilie Brout et Maxime Marion, on aura le droit de se sentir un peu submergé. 2. 000 séquences d’eau, tirées toutes de la mémoire cinématographique, sont montées les unes après les autres par une machine qui en génère sans fin un film : un seul, un film infini. Ce film aura comme personnage principal l’image de l’eau. À part une éventuelle coupure de courant, le film ne s’arrête jamais, préférant plutôt ralentir — voire stagner —, avec des images d’étangs, de flaques, ou de verres d’eau, avant de reprendre à travers des larmes ou de la bruine qui mèneront inévitablement à des averses suivi de tempêtes, d’attaques de requins et de tsunamis, puis se ralentit de nouveau dans un petit ruisseau d’images calmes avant de repartir encore pour un tour. C’est un flux permanent, incessant, qui monte et descend et remonte de nouveau ; un film sans fin qui est toujours le même — un film sur l’eau — qui ne pourrait jamais être le même : un film-fluide sortie tout droit des fragments d’Héraclite.

Il est facile d’être bon public devant une œuvre comme « Dérives », puisqu’il puisqu’elle nous offre une sorte d’oscillation permanente entre les jeux de la reconnaissance des extraits célèbres mêlés à une certaine anticipation pour la prochaine image qui poussera encore plus loin la vague. De ce point vue, on se laisse facilement emporter.

Plus difficile sera la tentative de lire cette vague, voire même de l’observer sous sa surface pour voir comment elle a été construite. En partant de la base de données de ces 2. 000 séquences, nous observons que, une fois rassemblées, cette base ressemble plutôt à un nuage de points disparates. Nous ne voyons nulle part la vague, ce flux d’eau avec son mouvement intérieur ; on n’y voit qu’une collection de gouttes. Car en réalité, il ne s’agit pas d’un simple jeu de collection où il suffirait de cataloguer un ensemble d’images pour saisir une « image » en mosaïque de l’eau dans tous ces ses états. Il y a bel et bien 2. 000 séquences qui composent l’œuvre, mais il ne suffit pas de simplement réunir 2. 000 séquences pour faire une œuvre comme « Dérives ». D’où un certain sentiment d’ivresse devant un flux d’images que nous ressentons parfaitement bien à un niveau intuitif, sans pour autant pouvoir saisir son origine.

« Monsieur Palomar voit une vague se lever au loin, grandir, s’approcher, changer de forme et de couleur, s’enrouler sur elle-même, se rompre, s’évanouir, refluer. Il pourrait dès lors être convaincu d’avoir mené à terme l’opération qu’il s’était proposée et s’en aller. Mais il est très difficile d’isoler une vague, de la séparer de la vague qui la suit immédiatement, qui semble la pousser, qui parfois la rejoint et l’emporte… » – Italo Calvino, Palomar.

Lorsqu’on informe le spectateur que le film qu’il regarde a été « généré » via un ordinateur par un algorithme dédié, sa première réponse est souvent de demander si le résultat est « déjà programmé d’avance ». Si on lui répond que non, l’algorithme fait varier varient en permanence le film en permanence, il conclut souvent « qu’il s’agit donc d’un processus aléatoire ». Comme si on devait à tout prix opposer des processus « programmés », c’est-à-dire prédéterminés, à des processus « aléatoires », c’est-à-dire indéterminés. Mais une telle opposition ne peut pas tenir dans le cas d’une œuvre comme « Dérives » dont le principe même est de proposer un seul film, toujours cohérent, mais qui navigue à l’intérieur d’une base fluctuante d’images qui ne produit jamais le même résultat. Autrement dit, un film purement « aléatoire » consisterait en un enchaînement absurde de plans qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, une cacophonie sans intérêt sur le plan artistique. Cela n’est clairement pas le cas de « Dérives » pour qui l’enchaînement sinusoïdal est non seulement logique mais imprégné d’une force poétique et émotionnelle indéniable. En contrepartie, un film avec un algorithme « prédéterminé » — où le programme n’aurait plus d’action autonome —, reviendrait à faire un film linéaire classique, plus ou moins monté « à la main », avec un enchaînement déterminé d’avance par son créateur. Ce ne peut pas être le cas non plus, puisque ce flux nommé « Dérives » ne sera jamais exactement la même séquence d’images.

Le problème vient de la difficulté à percevoir l’interaction riche entre les simples particules élémentaires (les images) et le tout qui les réunit dans une action commune (l’image). Si le spectateur tente, tel un Monsieur Palomar, d’analyser chaque montage algorithmique séparément (séquence A > Séquence séquence B), il finira par manquer la suite algorithmique qui travaille sur la longueur. Celle-ci ne peut être comprise qu’en regardant le tout, à savoir sous la forme, ironiquement, d’un spectateur cinématographique classique qui se laisse emporter par l’image.

« Il n’est pas possible que notre âme puisse attendre à tout en particulier ; c’est pourquoi nos sentiments confus sont le résultat d’une variété de perceptions qui est tout à fait infinie. Et c’est à peu près comme le murmure confus qu’entendent ceux qui approchent du rivage de la mer vient de l’assemblage des répercussions des vagues innumérables. » — Gottfried Wilhelm Leibniz, Discours de métaphysique, §33.

Dans sa forme naturelle, autant que dans le programme d’Emilie et Maxime, une vague est composée d’une multitude de différents composants qui interagissent à plusieurs niveaux et tous en même temps. C’est de la complexité de ces interactions individuelles qu’émerge la forme globale, d’où le sentiment d’une perception intangible, ce « murmure confus » dont parle Leibniz, et qui ne se perçoit qu’au niveau d’une affectation émotionnelle, intuitive ou globale de l’image.

Pour l’auteur d’un algorithme, il est souvent impossible d’écrire un programme d’un seul trait car la complexité finale est trop difficile à orchestrer dans une architecture rationnelle et maîtrisée. Pourtant, un programme informatique doit exécuter ses enchaînements de manière logique et explicite, il n’y a pas de lieu — pour la machine — à une quelconque ambiguïté, sous risque d’un refus d’exécution :

« error: call of overloaded ‘function(type)’ is ambiguous »

Comment écrire alors un algorithme subtil et évolutif, c’est-à-dire génératif, à l’intérieur d’un assemblage matériellement déterminé et avec un langage rationnel et explicite ?

La solution réside dans une orchestration des interactions individuelles des gouttes, mais multipliées à l’échelle d’un océan de toutes les gouttes possibles. Ce jeu du singulier que l’on propage pour remplir un champ de possibilités, rentre dans l’une des logiques propres de à la programmation, à savoir la capacité à traiter un grand nombre de données individuellement, mais toutes ensemble.

Il existe un tableau de valeurs au cœur de « Dérives » qui décrit les interactions possibles de toutes les images de l’œuvre. Il s’agit d’une liste de mots clés et de valeurs rangés par catégories, ce qui permet d’établir la logique générale des différentes possibilités narratives, logiques et esthétiques des images. C’est un tableau de valeurs contre dans lequel chaque image est indexée. Dans la catégorie « division de l’eau », par exemple, nous trouvons des valeurs comme « masse unique », « nombreuses gouttes » ou « pluie ». Dans une telle description nous commençons déjà à apercevoir une distinction entre deux notions d’unité assez complexes et la transition entre les deux : l’océan et la pluie sont tous les deux des masses d’eau, mais à l’opposé dans la manière dont elles rassemblent leurs éléments. En décrivant explicitement cette opposition et la transition entre les deux, la machine arrive à gérer plus facilement de telles subtilités. Chacune des 2. 000 images est décrite à la machine selon ce type de critères, image par image. La catégorisation « division de l’eau » est plutôt factuelle, tout comme celles qui décrivent le « temps » ou la « lumière » : elles permettent au programme de comprendre des caractéristiques de l’image qui sont plus ou moins objectifs objectives pour le spectateur. Mais nous y trouvons également d’autres catégories plus subjectives, comme les valeurs d’« hédonisme », par exemple, qui travaillent à une toute autre échelle de description des images. Cette Ces catégories, comme celles qui décrivent le niveau de « tension » des images, permettent à Émilie et Maxime d’associer ces plans d’une manière beaucoup plus sensible, tout en les rendant lisibles à la machine. Ils peuvent ensuite lancer des routines qui enchaînent des images en montant progressivement le niveau de tension, puis en le relâchent relâchant de nouveau une fois un niveau d’« hédonisme » atteint. En multipliant ces routines et en traitant l’ensemble de ces critères en parallèle, on complexifie les résultats du montage sans avoir besoin de jouer sur une seule et même corde. C’est une danse sinusoïdale autour des interactions entre plusieurs critères qui, individuellement, s’enchainent s’enchaînent de manière parfaitement linéaire, mais qui collectivement font émerger une forme plus complexe : une vague d’images.

Ce tableau central de « Dérives » — ces descripteurs de forces internes des images —, est beaucoup plus court qu’on ne pense : pas plus qu’une d’une vingtaine de catégories. Et chaque catégorie contient elle-même très peu de possibilités de variation : parfois deux ou trois, parfois un peu plus, mais jamais dépassant plus d’une douzaine. Car ce n’est pas la multiplication des catégories dans un tableau de ce genre qui permet à une œuvre générative de mieux fonctionner ; ni sur le plan technique, ni sur le plan artistique. Au contraire, c’est la réduction de ces critères à son strict minimum qui donne à « Dérives » sa force et qui permet à l’œuvre de danser sur une corde fine qui oscille en permanence entre le désordre du tsunami et le calme du lit d’une rivière endormie. Trop de critères basculeraient le film du côté du pur hasard : un chaos semblable à un film monté via le roulement d’un dé. Trop peu de critères rendraient le film trop prévisible : une sorte de boucle purement mécanique des mêmes thématiques. C’est dans cet entre-deux — où le film semble toujours sur le bord d’un changement, tout en restant cohérent et progressif d’une image à l’autre —, que réside ce courant interne de l’algorithme : sensible pour le spectateur sans que l’on puisse mettre le doigt sur le flux interne de l’image qui l’arrêterait.

Devant cette danse des différents critères, générée dans un mouvement sinusoïdale du programme qui est aussi celui de l’image, le spectateur peut rentrer et sortir à sa guise. Du fait que le programme ne s’arrête à a priori pas, « Dérives » n’a pas de durée dans son sens cinématographique classique, c’est-à-dire un temps délimité par un début et une fin du support. Néanmoins, et comme dans n’importe quel film d’ailleurs, une autre durée finit par émerger de l’image : c’est la durée générée par la conscience du spectateur. Comme un verre d’eau sucrée bergsonien (ici tenu par Mia Farrow ou Emily Watson) qui prend son temps pour se mélanger, chacun boit ces images à sa manière comme une destinée qui nous serait propre. « Dérives » est cette scène particulière, chacun apercevant son moment particulier devant le flux et reflux d’une image générée au moment même, là, en temps réel devant nous et pour nous, mais qui ne s’arrête pas pour nous non plus. En suivant le mouvement de l’algorithme nous arrivons à parfaitement percevoir les transitions logiques d’une séquence à sa suivante, à comprendre même ces critères qui les lient, sans pour autant pouvoir arrêter le tout et voir toutes les interactions dans une unité rationnelle. Notre conscience rentre et sort de ce flux alors que le flux et reflux de cette image perdure très objectivement dans sa propre logique et dans sa propre temporalité. Une mise en scène, algorithmique cette fois-ci, de la montée en vague des images et de l’image. Une image vague.