Lexique / lexis

Douglas Edric Stanley

1997.10.16

Du dictionnaire Le Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 1992 :

interactivité. n. f. (1982 ; de interactif ). Activité de dialogue entre un individu et une information fournie par une machine.

Pour l’instant méfions-nous de la définition. Parlons plutôt de deux petits signes, “( )”, et de ce qui se trouve entre eux…

Première indication : la date. 1982, c’est très récent pour une entrée. Même la définition d’« interconnexion », que je vois plus loin sur la même page, serait repérée dès 1930. Quant à « interdiction », il serait en circulation depuis au moins 1410. De l’autre côté je vois « intention » qui pointe son nez en 1190. En informatique, 15 ans, c’est de l’histoire ancienne, mais en ce qui concerne le lexique c’est la nouveauté même. Restons, pour l’instant, dans la nouveauté du domaine du lexique. En 1982, bien avant Internet (qui n’a même pas d’entrée dans mon édition de 1992), il y avait de l’interactivité…

Deuxième indication, on nous apprend qu’« interactivité » est une variante de son adjectif, « interactif », qui nous donne plus d’informations quant à sa construction :

interactif, ive. adj. (1982 ; de inter - et actif ). Inform . Qui permet d’utiliser un mode conversationnel*.

On se demande déjà à quel moment l’abréviation « Inform . » est apparue dans les dictionnaires en tant qu’abréviation. Et le petit “*” est là pour signaler que « conversation » nous donnera plus d’explications sur « ce qu’est » l’interactif. Mais, plutôt que de s’aventurer dans la conversation, restons entre les parenthèses.

De nouveau on est en 1982. Mais, pour comprendre ce qu’est ce mot, on fait référence à un héritage bien ancien. « Actif », me dit mon Dictionnaire historique de la langue française (plus récent celui-ci), serait la déclinaison ancienne du latin « activus », employé dans la langue de Sénèque comme opposition au « contemplativus ». De quoi suggérer que la notion d’activité est bien encrée dans la conscience francophone. Mais, pour caractériser cette activité, on l’accouple à l’élément « inter- », un élément plutôt complexe qui vaut forcément le détour :

inter- est un élément emprunté au latin inter, proprement « à l’intérieur de deux » (->entre-), préverbe et préposition formé de in « dans » (->en) et de l’élément -ter - servant à opposer deux parties. Inter- entre dans des composés exprimant l’espacement, la répartition (sens local ou temporel), dont certains sont empruntés au latin…

Il y aurait beaucoup à dire sur cet « inter- », et même d’autres éléments à ajouter. Mais restons en au lexique. Nous avons commencé, avec un mot dont nous cherchions la définition : interactivité. Il nous a renvoyé à interactif, ive qui nous a renvoyé à ses deux composants, inter- (formé de in + ter) et actif. Ces éléments, on l’apprend, sont des héritiers directs du latin. Nous sommes donc devant une invention de 1982, liée forcément à une invention technique, mais qui a été composé d’éléments ancrés dans la langue depuis fort longtemps. Dans la langue américaine, où l’on a développé le plus ce concept d’interactivité, on retrouve le même lignage. Néanmoins, l’écart est grand. Tout francophone sentira ce qu’est l’« actif », et plus ou moins ce qu’est quelque chose d’inter -. Pourtant entre « interlocuteur » et « international », l’élément inter- produit des résultats très différents. Quand j’ai dit à ma belle-fille - dix ans - que j’écrivais sur l’interactivité, elle m’a répondu, « encore un truc compliqué que je ne comprendrai jamais ». Et ceci venait de quelqu’un qui a des expériences interactives presque quotidiennement. A l’heure actuelle, dans la presse écrite, à la télévision, dans le commerce, on parle d’interactivité sans hésitation, même dans les milieux tout à fait étrangers à la culture informatique. On le voit appliqué à des choses même en dehors de l’informatique. Comment se fait-il que l’on puisse parler si aisément de l’interactivité ? C’est quoi l’interactivité pour tous ces gens qui saisissent si facilement la chose ? Et en fait cela veut dire quoi « une activité à l’intérieur de deux » ?

Pour tenter d’apporter une réponse, revenons au début, à notre définition de l’interactivité. Car, en se rapprochant de notre mot, on se rend compte qu’il existe un tout autre mot, et qui ressemble de très près (du point de vue lexical) à celui que nous cherchons à définir :

interaction. n. f. (1876; de inter - et action ). Action réciproque. V. Interdépendance. Deux corps en interaction. V. Action, réaction. Interactions de gravitation, électromagnétiques, nucléaires.

Du coup, on est devant une confusion de dates, mais une proximité de mots. Car l’etymologie des deux est le « même » : inter- et acte produit à la fois interaction et interactivité. Je dis « mot », et non pas sens, pour bien préciser l’affaire. 1982 n’est pas 1876. Et cette confusion ne va pas sans contaminer presque tout discours sur l’objet que nous essayons de cerner, voire inventer. En faisant une requête dans un moteur de recherche sur Internet, par exemple, on voit que la plupart des essayistes, practiciens, et commerçants de l’interactivité ne manquerons pas l’occasion pour passer d’un de ces termes à l’autre. Pour définir interactivité, on passera par une définition d’interaction tout court : l’interactivité, c’est l’interaction entre l’être humain et l’ordinateur. Mais l’interaction, venant d’un mot qui date d’au moins 1876, dépasse largement la seule question de l’interactivité informatique. Il embrasse le monde mécanique, et même physique et scientifique (et donc dynamique), ainsi que des domaines aussi divers que la sociologie et la communication. Et interaction donnera à l’interactivité même la possibilité d’avoir une activité propre, ou presque, en lui donnant droit à un verbe :

interagir. v. intr. (1966 ; de inter - et agir ). Avoir une action réciproque. « Les neutrons interagissent avec le champ magnétique » (Le Monde, 14-4-1966).

Ce verbe se rapprochera de l’interactivité proprement informatique par le biais de sa presque contemporaneité, mais il n’empêche que ce mot, interagir, a comme héritier directe, interaction et non interactivité - même si les deux mots ont un fond commun dans le latin in + ter et activus. Pour faire vibrer toutes ces tensions internes nous parlerons plutôt d’une in+ter+activité. Mais il reste qu’entre interaction et interactivité, traîne une sorte d’apparenté problématique : la part d’interactivité proprement informatique, liée à l’introduction de l’informatique et de ses interfaces (voilà l’apport de 1982), et la part d’interactivité qu’il emprunte au monde physique des physiciens et leurs modélisations d’une interaction définie depuis au moins 1876 comme action réciproque d’un corps à un autre. Car à l’intérieur de la physique, même post-quantique, voire la théorie du chaos, on trouve des éléments extrêmement fertiles pour nourrir une interactivité « proprement » informatique. En ce qui concerne cette confusion, en elle-même, on aurait du mal à la dénouer, même si on le vouler, c’est-à-dire à séparer la part informatique et la part physique (presque ontologique) de l’affaire, même sur le plan purement historique ou technique.

Plutôt que de trancher, il y aurait probablement une voie du milieu, qui n’opposerait pas tous ces termes, mais leur maintiendrait néanmoins dans leurs positions relatives. L’interactivité n’est pas simplement de l’interaction, et bien sûr l’interaction n’est pas simplement de l’interactivité. Et pourtant, dans toute invention technologique et même lexique en proximité avec un champ définitionnel préexistant (et quelle technologie ne vient pas se greffer sur un champ déjà préexistant?), il y aurait un moteur de deconstruction interne qui viendrait repositionner tous les termes à l’intérieur du champ. Il serait peut-être temps de redéfinir interaction à partir d’interactivité.

On peut voir donc, comment dans la terminologie même de l’interactivité il y aurait une difficulté venant purement du lexique. De quel mot parle-t-on quand on parle d’interactivité? A regarder les théorisations déjà faites en la matière, on est dans l’histoire du serpent qui se mord la queue : on cherche à voir dans l’interactivité une certaine notion d’interaction, en même temps que l’on trouve dans cette interaction l’interactivité que l’on vient d’y installer soi-même. Rien ne nous y empêche, et puisque à l’heure actuelle, l’interactivité ressemble plutôt à de « la soupe à cailloux », on n’a qu’à ajouter les ingrédients qui nous arrangent.

Dans tous ces méandres définitionnelles, il y aurait finalement ce troisième terme, venant cette fois-ci ni de l’informatique, ni de la science, mais de la langue latine elle-même, et qui se tiendrait dans une sorte d’oscillation interne à l’élément in+ter- lui-même. Celui-là ne serait pas simplement une histoire de date. Un troisième terme qui reste encore à interjeter dans la pratique même d’une interactivité… encore à définir…

cf. conversation, effort, in+ter+activité