Lexicon / deterritorialization

Douglas Edric Stanley

2002.08.27

Le terme de « déterritorialisation » a été créé par Deleuze et Guattari dans leur trilogie sur le « Capitalisme et schizophrénie » : Anti-œdipe, Mille Plateaux, et Qu’est-ce que la philosophie ?. Il s’agit d’un concept qui traverse la politique et le social, autant que le monde artistique. Il décrit le mouvement de déclassification (le « surcodage ») des objets, des animaux, des gestes, des signes, etc. — une déclassification qui les libère de leurs usages conventionnels envers d’autres usages, d’autres vies. Il s’agit d’un mouvement créatif, et non pas destructif, où un territoire défini se libère de cette ancienne définition. Un territoire acquis par répétition — par un processus de territorialisation d’un animal, par exemple, qui encercle en permanence son territoire — perd cette acquisition, cette territoirialisation acquis par habitude — d’où le terme déterritorialisation.

L’espace libéré dans la déterritorialisation reste rarement un espace purement déterritorialisé. Car ce mouvement n’est pas celui d’une libération pour la libération. Il s’agit, au contraire, d’un double mouvement où la reterritorialisation réaffecte l’espace territorialisé, et dans ce cas la déterritorialisation était simplement un des moments de la réaffectation du territoire.

Dans Mille Plateaux, Deleuze et Guattari utilisent l’exemple de la main de l’homme pour décrire ce processus, et nous amène du coup à une définition profondément teinté par une pensée de la technique:

Chez les animaux nous savons l’importance de ces activités qui consistent à former des territoires, à les abandonner ou à en sortir, et même à refaire territoire sur quelque chose d’une autre nature (l’éthologue dit que le partenaire ou l’ami d’un animal « vaut un chez soi », ou que la famille est un « territoire mobile »). A plus forte raison l’hominien : dès son acte de naissance, il déterritorialise sa patte antérieure, il l’arrache à la terre pour en faire une main, et la reterritorialise sur des branches et des outils. Un bâton à son tour est une branche déterritorialisée. Il faut voir comme chacun, à tout âge, dans les plus petites choses comme dans les plus grandes épreuves, se cherche un territoire, supporte ou mène des déterritorialisations, et se reterritorialise presque sur n’importe quoi, souvenir, fétiche, ou rêve. […] On ne peut même pas dire ce qui est premier, et tout territoire suppose peut-être un déterritorialisation préalable; ou bien tout est en même temps.
– Gilles Deleuze, Felix Guattari ; Qu’est-ce que la philosophie ? ; 1991 ; pp. 66

Le « on ne peut même pas dire ce qui est premier » suggère qu’il n’y aurait pas d’état « primaire » qui serait dénaturé par ce processus de déterritorialisation. Les deux moments se font d’ensemble. Et loin de limiter ce processus à des phénomènes uniquement artificiels (notre « politique, art, social »), les structures dites « naturelles » sont elles-mêmes modifiables par la déterritorialisation. Il ne s’agit pas uniquement d’espaces ou de territoires localisés par les animaux ou les hommes. Des formes biologiques — ici la forme même de la main — peuvent également rentrer dans un processus de déterritorialisation, et on pense bien sûr aux expérimentations actuelles de la génétique.

Si nous déconstruisons un marteau en lui ôtant son manche, c’est toujours un marteau mais à l’état « mutilé ». La « tête » du marteau — autre métaphore zoomorphe — peut être réduite par fusion. Elle franchira alors un seuil de consistance formelle où elle perdra sa forme; cette gestalt machinique œuvre d’ailleurs autant sur un plan technologique qu’à un niveau imaginaire, si l’on évoque le souvenir désuet de la faucille et du marteau. Nous ne sommes en présence que d’une masse métallique retournée au lissage, à la déterritorialisation qui précède son entrée dans une forme machinique. Pour dépasser ce type d’expérience, comparable au morceau de cire cartésien, tentons, à l’inverse, d’associer le marteau et le bras, le clou et l’enclume. Ils entretiennent entre eux des rapports d’enchaînement syntagmatiques.
– Félix Guattari ; Chaosmose ; 1992 ; pp. 56-7

Beaucoup plus qu’une question uniquement d’usage, la déterritorialisation de la main et sa transformation en porteur d’outil transforme son ontologie même. Nous ne voyons pas ce processus comme étant celui d’un objet prédéfini fixe (la main) face à un objet dénaturé (le marteau). Au contraire, les deux déterritorialisations (celle de la main autant que celle de l’objet) les font rentrer ensemble dans de nouveaux processus, ou ce que Deleuze et Guattari appelle des « agencements ».

On voit vite l’intérêt d’un tel concept dans le cas de machines aussi décontextualisées et décontextualisantes que les ordinateurs. Même si elles sont régies par leurs propres logiques de « codage », ou ce que nous préférons appeller plutôt des idéologies (un des buts officiels de cette thèse serait le répérage de ces logiques), ces machines sont hautement modulaires et mettent en route des logiques de transcodage extrêmement puissantes. Mais elles ne sont pas des machines transhistoriques non plus, et de cette manière elle fait bien partie de processus de déterritorialisation plus globales et plus politiques. Ce sont des machines nées bel et bien en plein milieu du capitalisme (ou du late-capitalsm, peu importe).

Pour Deleuze et Guattari, la question de la déterritorialisation se pose justement à l’époque du capitalisme :

Le décodage et la déterritorialisation des flux définit le processus même du capitalisme, c’est-à-dire son essence, sa tendance et sa limite externe.
– Gilles Deleuze, Félix Guattari ; Anti-Œdipus: Capitalsm and Schizophrenia ; 1983 ; pp. 382

Contrairement à d’autres époques, logiques, ou cultures, où chaque déterritorialisation était associé par une reterritorialisation autour des logiques telles que la patrie, la famille, etc., à l’époque capitaliste la déterritorialisation est employé non pas pour construire de nouveaux reterritorialisations semi-fixes, mais plutôt pour les remplacer entièrement par ce qu’ils appellent des « axiomes », c’est-à-dire des emplacements temporaires d’un échange futur :

Both Anti-Œdipus and A Thousand Plateaus include lengthy analyses of different kinds of societies and the ways in which they code flows. Capitalism is the radical exception to this basic central understanding of the nature of society. […] Instead of working by coding flows, capitalism is a regime of decoding. […] In tandem with this, the recoding that would take place in non-capitalist societies to recapture decoded flows is replaced by the process of axiomatisation. […] Axioms operate, in short, by emptying flows of their specific meaning in their coded context […] and imposing a law of general equivalence in the form of monetary value. These flows remain decoded in so far as they are fluid parts of the economy. They cannot, as commodities, be bound to a certain state of affairs to have value.
– Jonathan Roffe ; The Deleuze Dictionary ; 2005 ; pp. 36

Le capitalisme « déterritorialise » pour mieux générer des flux de capital. Il ne déterritorialise pas comme d’un acte créatrice, voire artistique, ou pour une quelconque idéologie d’un monde meilleur. Car, comme nous avons déjà dit, le déterritorialisation est d’habitude un mouvement créatif, voire un mouvement essentiel dans le flux essentiel du renouvellement de la « Nature », ou de la vie. Au contraire, le capitalisme déterritorialise pour mieux assurer des flux de capital, c’est son prérogative. L’axiomatique de ce point de vue permet de remplacer le l’objet, le mœurs ou le processus territorialisé par un autre « d’un même valeur » et ainsi le faire rentrer dans l’économie marchande généralisée.

De ce point de vue, la question se pose : est-ce que l’informatique, dans sa capacité croissante à saisir de plus en plus le monde et ses relations, fait partie de ce mouvement de déterritorialisation-axiomatisation du capitalisme ? Car force est de constater que le mondialisation dépend de plus en plus d’Internet pour sa croissance, et se sert d’algorithmes de plus en plus complexes pour la gestion à distance des services, objets et hommes, ainsi que dans les échanges du capital. Dans certains procédés, comme par exemple dans la domaine du « algorithmic trading » du monde financier, l’ordinateur travail tout seul et produit de l’argent sans intervention humaine — il s’agit presque d’un boucle infini. Mais d’un point de vue plus généralisé, est-ce que la machines automatiques et algorithmiques existent-elles pour servir ce procédé, et sont-elles l’incarnation même de cette logique ?

Bien que notre réponse à cette question serait plutôt non, que l’informatique fait partie d’un mouvement d’algorithmisation plus complexe, plus modulaire, que ce mouvement d’axiomatisation du monde dont parle Deleuze et Guattari, la question reste néanmoins posée des interactions néfastes entre les tendances de l’informatique et la logique du capital (cf. résistance algorithmique).

Guattari lui-même semble faire une double-réponse du même genre dans son livre Chaosmose. Dans un premier temps, il s’oppose à la « linéarité sémiologique du signifiant structural » qu’on trouve aujourd’hui dans l’informatique :

— la linéarité sémiologique du signifiant structural qui s’impose de façon despotique à tous les autres modes de sémiotisation, qui les approprie et, même, tend à les faire disparaître dans le cadre d’une économie communicationnelle dominée par l’informatique (précisons : l’informatique à son stade actuel, car cet état de choses n’est nullement définitif).
– Félix Guattari ; Chaosmose ; 1992 ; pp. 75

Mais comme on voit à la fin de la citation, il perçoit dans l’hétérogenèse des machines un autre potentiel : « cet état de choses n’est nullement définitif ». Dans la citation suivante, il explique cette tension vis-à-vis justemment le capital :

Tous les agencements machiniques recèlent, fût-ce à l’état embryonnaire, des foyers énonciatifs qui sont autant de proto-machines désirantes. Pour cerner ce point, il faut élargir notre pont transmachinique et entendre le lissage de la texture ontologique du matériau machinique et les feedback diagrammatiques comme autant de dimensions d’intensification qui nous font dépasser les causalités linéaires de l’appréhension capitalistique des Univers machiniques.
– Félix Guattari ; Chaosmose ; 1992 ; pp. 79

En gros (car la citation est bien dense), Guattari voit dans les machines non pas de simples matérialités superposés (des vis, une roue, du métal), mais plutôt des « agencements » de potentiels entre machines (cf. machine) et qui les relient ensemble pour créer des forces anti-capitalistiques, ce que Deleuze et Guattari appellent des « machines désirantes » (cf. Anti-œdipe pp.7-15). C’est ce « foyer énonciatif » qui résistent aux « appréhensions » du capital et ses « causalités linéaires » que le capital cherche à imposer sur les machines. Pour Guattari, les machines à travers leurs agencements sont des forces révolutionnaires.