Le sujet de cette thèse est la transformation des pratiques artistiques via l’algorithme. Quand nous parlons d’algorithme, nous parlons bien sûr de l’influence grandissante de la programmation dans les choix et les formes de l’experimentation numérique artistique. Mais si nous choissisons le terme algorithme, c’est qu’il déborde uniquement la question de la programmation informatique et introduit des logiques, des figures, autrement dit des diagrammes opératoires, sans forcément qu’une seule ligne de code soit programmée. Nous ne dirons pas que l’algorithme est partout, ou que l’ensemble de la création contemporaine soit concerné. Au contraire, cette thèse se focalisera sur un ensemble d’oeuvres et d’inventions plutôt réstreinte et directement assimilable à notre interrogation sur l’écriture machinique, automatique ou modulaire. L’algorithme n’est pas partout alors, mais il l’est de plus en plus, et on comprend de plus en plus son importance dans l’ensemble des équations qui formule aujourd’hui le système informatique qu’utilise les artistes. Longtemps on a privilégié les logiques de connectivité, d’interfaçage, ou d’interactivité, dans l’expérimentation avec ces machines, sans éxplorer ses dimensions modulaires. On a également confondu l’ordinateur avec le calculateur, insistant sur l’aspect « numérique » de ces machines, via la célèbre — et surtaxé — figure du zéro et un. Mais ce n’est pas le calcul qui donne la nouveauté à ces machines, et qui a ouvert un champ si bouleversant que l’ensemble de la société se réorganise autour de lui. Avant l’ordinateur, la calculatrice a très bien fait son travail, et bien qu’en anglais le terme de « computer » désigne une héritage de femmes qui calculait manuellement des équations pour des ingénieurs, cette héritage dit très peu sur la rupture qu’introduit l’ordinateur dans l’activité humaine. La véritable rupture qu’apporte l’informatique est celle apporté par la [Machine de Turing], la machine universelle, autrement nommé la §[Machine Abstraite]. Alan Turing a décrit le fonctionnement de la §[Machine Abstraite] en 1936 dans un texte appellé “On Computable Numbers, With an Application to the Entscheidungsproblem”. Ce texte n’est pas à confondre avec le célèbre texte de 1950, “Computing Machinery and Intelligence” où Turing propose l’idée d’une intelligence machinique comparable à celle de l’homme. Dans le texte de 1936 Turing ne s’étale pas sur les conséquences de sa proposition, mais déssine simplement les traits d’une machine automatique, capable de déterminer la calculabilité (computability) de n’importe quelle proposition. Il s’agit de l’invention d’une machine théorique capable de dessiner une infinité d’états à partir d’un ensemble d’états finis. On utilise des états concrets pour décrire un ensemble abstrait et variable. C’est-à-dire que la [Machine de Turing] n’est pas seulement un modèle abstraite d’un fonctionnement hypothétique; il s’agit d’une des premières conceptions d’une machine conceptuelle variable mais qui pourrait être conçu avec des élements spatiales : des poulies, des rouages, voire avec des plantes, un peu d’eau et de la boue. Ce concept d’état finis (un signe, un autre, un autre…) gérant une infinitude de variations, est un des premières pas vers la manipulation de la logique avec des entités physiques, spatiales, ou dures. Le concept devient objet devient concept. Avec le dispositif de Turing, l’algorithme devient Machine et peut être construit. Pour nous, la rupture arrive alors avec la [Machine de Turing]. Il a fallu attendre la fin de la deuxième guerre mondiale, et l’arrivé de la pensée cybernétique pour que ce dispositif trouve son expression dans de véritables circuits, faisant naître de véritables machines de l’abstraction. La cybernétique apportera d’ailleurs plus que la [Machine de Turing] lui-même au caractères spécifiques de la transformation que nous traiterons dans ce travail. Mais c’est la §[Machine Abstraite], telle qu’elle est décrite par Turing en 1936, qui constituera un des points tournants essentiels de notre thèse. Bien que nous nous situons alors fermement notre point de départ dans ce texte de Turing, nous considérons néanmoins qu’il faudrait ajouter quelques signatures à cette fameuse machine, avant qu’elle soit vraiment opérationelle pour le champ que souhaitons consitituer ici. Et ce n’est pas dans les mathématiques, la philosophie anglo-saxonne, ou la psychologie comportementale que nous trouverons ces signatures. Il faudrait regarder plutôt dans une petite cabane pendant le deuxième guerre mondiale, à l’autre côté de la Manche du laboratoire de cryptographie de Turning. Une de ces signatures viendra donc après, en 1945 avec la publication de [Molloy] de Samuel Beckett: une autre §[Machine Abstraite], folle et schizophrénique celle-ci, composé d’une bicyclette, d’une jambe raide, quelques poches remplis de débarras en tout genre, une bouche, des cailloux, et une forte volonté de sucer. Il est notre forte convication, par exemple, que le langage de programmation « Assembleur », n’a pas été inventé en 1954, mais en 1945, voire avant, dans une petite cabane en Normandie. Il faudrait rajouter également une autre signature, celle-ci datant de 1913 et un jeu composé entre Marcel Duchamp et ses deux soeurs, connu sous le nom de « Erratum musicale ». Ces quelques marques sur une page seront bientôt suivi par une frénétique production de §Machines Abstraites en tout genres — des [Stoppages Étalons], un train musical, un canon qui tire sur un vitre, un broyeur, [une mariée mise à nue] — enfin, bref, l’ensemble des travaux de Marcel Duchamp partant de 1913 et terminant avec [La boîte verte] en 1932. D’autres signatures également pourrait être rajoutées à celles-ci — Benjamin Perec, Raymond Roussel, Raymond Queneau, et cætera, et cætera. Mais nous voyons dans la rencontre de la [Machine de Turing], [Molloy] et [La boîte verte] un mouton suffisament fourni en patte pour faire marcher la thèse un peu particulière que nous cherchons à formuler ici. L’ensemble de cette machine historiquement étrange — puisque signé avant et après sa date de fabrication — sera passé ensuite à travers le mixeur du deuxième tome de Capitalisme et schizophrénie de Deleuze et Guattari, à savoir #[Mille Plateaux] (1980). C’est ce livre qui nous servira de patron pour la structure de la thèse, car nous ne voyons pas d’autre issu possible pour traiter la [Machine Abstraite], que de faire passer l’ensemble dans un processus lui-même algorithmique. C’est également ce texte qui nous donne la citation de départ :
“[1]