Le décalage est la mesure de distanciation par rapport à l’échelle 1:1, des mouvements de l’interacteur et ceux du programme. Il peut être de l’ordre qualitatif, quantitatif ou conceptuel. L’importance du décalage dans les dispositifs interactifs, c’est qu’il permet de faire apparaître un troisième mouvement à l’intérieur des deux premiers. Pour qu’il y ait interactivité, il faut ce troisième terrain qui n’appartient ni à l’interacteur ni au programme, mais à la rencontre des deux. C’est dans ce sens que l’interactivité est d’abord in+ter+activité, c’est-à-dire un acte ou une actualisation entre deux. Le décalage mesure cet « entre ». Souvent une figure d’interactivité contient en fait plusieurs états mixtes de décalage et de précision. Le bouton, par exemple, est à la fois précis (on/off) et en décalage par rapport à ce qu’il déclenche (bruit du « clic », guerre nucléaire). La figure d’inversion également joue entre le précis et le décalage puisqu’il introduit un décalage justement au point même du précis : à cause de mon désir ou de mon choix du point précis que j’occupe, je me retrouve avec l’herbe coupée sous les pieds.
cf. attracteur, échelle, proximité, réflexion, variation
illustration : Figures d’interactivité, Douglas Edric Stanley. Une série de boutons comme des balises qui nous guident dans la nuit de l’interactivité. Le premier bouton nous met en confiance : on clique dessus, l’image s’enfonce, et un bruit s’articule. S’il y a décalage ici, c’est dans le silence qu’il a lieu, car visiblement « rien » ne se passe avec le déclenchement du bouton. Dès le deuxième bouton, la présence d’un décalage dans l’interactivité apparaît : ici, quand on s’approche d’une certaine distance du bouton, la flèche ou « curseur » inverse sa position par rapport au bouton — comme dans un miroir avec deux pôles d’inversion — et où tous les mouvements directionnels s’inversent (haut devient bas, bas devient haut, gauche devient droite, droite devient gauche). La précision reste, mais la position est décalée par rapport à une déformation dans l’orientation de la réflexion. Avec le troisième bouton, les variations du décalage continuent avec, cette fois-ci, un décalage dans la précision qui produit une sorte de vibration, agitation ou sautillement dans la position du curseur. Ma position devient hystérique. Me concentrer pour arriver à cliquer, soûl, sur le bouton devient un vrai effort. Pour le quatrième bouton, c’est entre mon désir lui-même et son accomplissement qu’il y a décalage, puisque, chaque fois que je m’approche du bouton, il me fuit comme la peste. Je ne peux pas posséder le bouton en l’actionnant, je ne peux que tourner en rond comme un Sisyphe devant son désir de terminer sa tâche. Avec la cinquième proposition, c’est mon identité qui est décalée, au moyen d’un deuxième curseur qui apparaît à côté du premier et qui me dédouble (je devrais dire qui me triple, car avec le premier curseur, je me suis déjà trouvé dédoublé). Le décalage permet l’introduction de plusieurs identités pour un seul interacteur, sauf qu’ici, seul le double a le pouvoir d’agir et « cliquer ». Avec l’avant-dernier bouton, c’est l’effet ou sa vitesse qui est en décalage, parce que je dois maintenir le bouton enfoncé pour qu’il arrive au bout de son déclenchement. Dans cet exemple on introduit un effet de ralentissement, un décalage dans le déroulement temporel, qui fait que le geste prend dix fois plus de temps à s’accomplir qu’il n’aurait pris s’il avait été ponctuel et précis. Et en fin de compte, avec le dernier bouton, c’est le rapport traditionnel de décalage entre cause et effet qui est ici en jeu, puisque le bouton lui-même s’anime, sautille et rebondit à partir d’un simple « clic ». Bouton qui se transforme et se décale dans son identité : quand il m’attend c’est un bouton et quand j’ai cliqué dessus c’est un ballon qui rebondit. L’intérêt de ces boutons est évidemment purement pédagogique et ils ne devraient pas être pris en eux-mêmes comme des propositions concrètes de figures de décalage dans l’interactivité. Ils figurent ce décalage, mais n’en sont que des exemples très sommaires. L’important, c’est que l’on voit s’esquisser un gestuel interactif de l’effort. Ce sont des critiques de figures communes de l’interactivité, c’est-à-dire une déconstruction de l’intérieur qui permet de mieux saisir les a priori des figures d’interactivité.