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2015.06.06

Ce projet de recherche propose d’explorer les nouvelles formes d’écriture à l’ère des supports de lecture électroniques émergents, notamment des tablettes numériques, et la manière dont ces supports reposent la question d’une littérature algorithmique. Par « littérature algorithmique » nous entendons une littérature composée de formes et de contenus modulaires, capables de se réajuster en fonction de conditions internes ou externes, autrement dit des textes interactifs et génératifs. À partir de cette définition, notre sujet de recherche est double :

  1. définir les enjeux artistiques d’une telle littérature à partir de ses bases historiques
  2. explorer de nouvelles formes d’écriture adaptés aux spécificités de ces supports.

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Proposition

Ce projet de recherche propose d’explorer de nouvelles formes d’écriture littéraire à l’ère des supports électroniques émergents. Il pose plusieurs questions mais qui tournent toutes autour de l’idée des outils d’écriture : « qu’est-ce que l’écriture aujourd’hui et où sont les outils qui aideront les auteurs à tirer pleinement profit des possibilités que les nouvelles plateformes proposent ? »

Nous proposons de répondre à cette question par la pratique, en construisant des prototypes fonctionnels en vue de la création d’une plateforme ouverte d’écriture artistique multimédia. Au final, cette plateforme aura comme objectif la réunion de plusieurs compétences croisées entre artistes, designers, auteurs et développeurs qui actuellement manquent cruellement d’outils appropriés. Les nouveaux supports nécessitent de nouvelles chaînes de production qui doivent permettre à des créateurs d’intégrer pendant la phase d’écriture des ingrédients comme des images interactives sans découpler ce travail de la phase de mise en écran (typographie, graphisme) ou du développement du design d’interaction. Nous proposons d’explorer ces croisements à travers des workshops d’expérimentation artistique qui seront accompagnés en amont et en aval d’un travail de développement de cette chaîne de production.

Le projet s’appelle « Écriture mobile » pour parler à la fois des nouveaux supports pour l’écriture, mais également du fait que l’écriture elle-même devient mobile, modifiable, modulaire dès qu’elle est saisie par l’algorithme. C’est aussi un clin d’œil au principe de « movable type », traduction anglaise du dispositif d’impression développé par Gutenberg en 1450 — un des éléments incontournables de l’histoire de l’édition et du design. Ici, nous travaillons non seulement le texte en tant que signe mais également comme porteur de contenu : « movable type » devient « movable writing » sur support « mobile ».

Contenus modulaires

Depuis un certain temps déjà, la question est posée concernant l’avenir du monde de l’édition. Cette question prend souvent sa
formulation autour d’un nouveau gadget ou d’un n-ième format de lecture — liseuse, tablette, ePub, audiobook, podcast, blog, microblog, et cætera. Mais il serait faux de penser que ces gadgets en eux-mêmes seraient à l’origine de cette mutation et donc qu’ils en seraient la réponse. Ces gadgets ont chacun leur propre rôle à jouer, mais ne sont que l’itération d’une question plus fondamentale — celle de l’écriture — et donc de la manière dont nous souhaitons lire et écrire, voire même de ce que nous entendons comme expérience d’écriture et expérience de lecture dans ces nouvelles « modalités ». Autrement dit, il s’agit de la question des nouvelles formes de « contenu » lorsqu’on aura dépassé les faux débats sur le livre « homothétique » et explorera enfin des contenus profondément engagés dans les nouvelles formes d’expression algorithmiques.

À partir de ce questionnement, ce projet de recherche proposera des pistes concrètes en vue de la création d’outils nouveaux dans la chaîne d’écriture des contenus littéraires algorithmiques. Autrement dit, il s’agit d’inventer des formes d’écriture littéraire électronique qui prennent comme point de départ les nouveaux formats (tablette, mobile), les interfaces nouvelles associées à ces formats (tactile, localisation, commandes vocale), et les possibilités de calcul spécifiques de ces machines (CPU, GPU, etc). Cette écriture devrait pouvoir travailler, au même titre que n’importe quel outil de développement, avec les couches modulaires et algorithmiques de ces appareils mais avec un accent plus porté sur le texte, la typographie, la mise en page et l’interaction avec tous ces éléments.

Pour traiter l’écriture dans ses mutations actuelles, nous déborderons le sphère réduit de l’écriture purement textuelle pour explorer les formes hybrides texte-image-dessin-son qui tire l’écriture littéraire vers des formes plus proche de la bande dessiné, du jeu vidéo et des formes insolites qui ne rentrent dans aucune catégorie. L’interactivité, la générativité et l’algorithme en général introduisent des logiques profondément hybrides où le texte s’accompagne d’une multitude de formes médiatiques. C’est donc vers cette hybridation à travers la programmabilité de l’écrit que dirige ce projet de recherche.

Contexte

L’histoire de l’informatique et des interfaces informatiques pose très tôt la question de l’écriture et des hyper-écritures avec des innovations extrêmement riches mais qui ne semble plus être d’actualité de nos jours. Les formes de co-écriture explorés dans les années 60 et 70 à travers des robots conversationnels comme Eliza (1964/6) ou des jeux d’aventure comme Colossal Cave Adventure (1976) sont purement aujourd’hui des curiosités historiques, même si l’arrivée de Google Now ou Siri reposent la question de leur actualité. Des plateformes d’écriture prometteuses pour les auteurs et artistes comme Hypercard (1987), les MUD/Multi-User Dungeon (1978), Storyspace (1987), etc., sont quasiment tous désuets ou ont été incorporés de manière incomplète dans le World Wide Web (HTML5).

À leur place, une multitude de nouvelles plateformes comme Processing, OpenFrameworks, Cinder, vvvv, Unity3D ou PureData ont émergé pour permettre aux créateurs d’explorer pleinement les possibilités qu’offrent les nouvelles machines et supports. Ces plateformes de création ont des communautés très actives de développeurs et d’auteurs qui collaborent à leur évolution, et elles ouvrent de nombreuses possibilités pour la création de formes dynamiques et jouables. Mais elles n’intègrent quasiment pas de texte en dehors d’une manipulation en tant que glyphes, c’est-à-dire en dehors d’une manipulation purement graphique ou animée du lettrage en tant que forme. Ces plateformes nécessitent également un savoir-faire important en termes de développement qui rend difficile une véritable collaboration avec les auteurs et les designers (typographie/graphisme).

De l’autre côté, du côté du World Wide Web, l’hypertexte vit de très beaux jours avec de nombreux outils et de formats d’écriture en ligne comme WordPress, Wiki Wiki Web, RSS, Movable Type, ou Google Docs. Ici, c’est le texte qui domine avec de plus en plus de possibilités de mise-en-forme à travers le CSS. Mais ces plateformes, comme le World Wide Web dans sa forme globale, semble être relégué uniquement à une forme d’écriture dédié à une refonte de l’écriture journalistique ou encyclopédique, même si on trouve énormément d’innovations à l’intérieur de ces formes. Ensuite nous trouvons des formes d’écriture à l’intérieur des plateformes sociales comme Facebook ou Twitter mais elles semblent plutôt être portés par l’idée d’une conversation globale et offrent moins de possibilités pour l’écriture littéraire, le récit, les narrations ou l’écriture hybride.

Enfin, les batailles commerciales autour des nouvelles plateformes de distribution (principalement Amazon, Google, Apple) et leurs supports de diffusion (Fire, Nexus, iPad) se jouent en grande partie aujourd’hui autour de formats classiques comme l’ePub, autrement dit le fameux « livre homothétique ». Apple avait brièvement semblé vouloir réintroduire une logique de publication proche de son propre Hypercard à travers le logiciel iBooks Author, mais sa licence est finalement trop restrictive pour les auteurs et n’innove pas suffisamment au niveau de la forme. Alors qu’Adobe, véritable maître de l’ensemble de la chaîne de publication classique (livre, magazine, etc), propose un Digital Publishing Suite économiquement onéreuse et trop lié à son logiciel de mise-en-page papier InDesign pour innover au niveau de l’interactivité ou de la programmabilité du texte.

Déroulement du projet

Notre approche sera ni celle de la publication classique, ni celle du World Wide Web. Notre objectif est de faire avancer une écriture algorithmique qui peut faire émerger de nouvelles formes hybrides. Pour explorer cette ouverture, nous profiterons des nombreuses bibliothèques de développement open-source qui ont déjà apporté un certain nombre de fonctionnalités que nous recherchons, par exemple celles liés à la mise en page dynamique. Ensuite, nous associerions ces bibliothèques à d’autres environnements, formats et protocoles ouvertes afin de construire une chaîne de production qui va de l’écriture jusqu’au développement d’une œuvre finale.

Suivant une approche que nous avons déjà employé pour de nombreux projets de recherche et d’expérimentation comme par exemple celui du CityMedia, nous proposons de travailler en parallèle le développement d’une plateforme expérimentale et des workshops exploratoires menés principalement avec le Master Media Design de la HEAD. Pendant ces workshops nous inviterons divers auteurs, artistes et designers afin d’ouvrir avec les étudiants divers pistes de travail. Ces deux phases —développement et expérimentation — sont menés en parallèle afin de pouvoir modifier au plus tôt les contours techniques de la plateforme d’écriture en fonction des idées développés pendant les workshops.

Gameplay

Une des pistes que nous souhaitons explorer viendrait de l’adaptation des outils et des mécanismes de « gameplay » du jeu vidéo dans le domaine de la littérature électronique. L’innovation du côté des plateformes de création continue à émerger du côté des jeux alors que l’écriture semble être plutôt orienté vers le web et la publication de textes classiques. Comme nous avons expliqué plus haut, les outils hybrides existent dans le monde de la création (art, design) mais négligent souvent le rôle ou l’importance de l’écrit comme contenu littéraire. Nous aimerions alors profiter des avancés des formes interactives dynamiques comme les jeux vidéo ou les arts numériques en inventant des chaînes de production qui démarreront du récit littéraire pour finir en des récits jouables.

Ce projet reposera par exemple la question du rôle des illustrations dans les « livres interactifs » qui de nos jours semblent retomber dans un certain nombre de pièges déjà repérés à l’époque du CD-Rom et les tentatives ratées d’intégrer l’image interactive au texte. Beaucoup de textes interactifs sur l’AppStore proposent une forme de lecture qui consiste à toucher aléatoirement des pictogrammes associés à un texte, ce qui déclenche des petites animations parfaitement anodines. Ce mode d’interaction apporte peu à l’expérience de la lecture. Nous proposons alors d’explorer plutôt un modèle d’interaction basé sur les logiques et modes d’interaction des jeux vidéo, plutôt que des livres pédagogiques.

Influences

Ce projet s’inspire d’un certain nombre de réalisations et de recherches historiques qui avaient déjà posé la question d’une manière ou d’une autre d’une « écriture mobile ». Ces travaux précurseurs ne posent pas uniquement la question de la modularité du texte dans sa composition typographique ou d’impression ; il s’agit d’une modularité textuelle qui travaille également au niveau du contenu.

La plupart de nos références viennent du monde des arts numériques. Nous nous référons également à des plateformes et logiciels comme Hypercard qui ont donné naissance par la suite à des plateformes aussi importantes que le HTML et le World Wide Web. Ces plateformes débordent de loin le champ artistique mais trouvent néanmoins un certain nombre d’antécédents dans la création. En contrepartie, nos références artistiques, principalement issues de la domaine des hypermédias, sont en permanence imprégnés par l’histoire de l’informatique et ses logiques d’innovation.

Ces deux textes historiques ont été des précurseurs chacun à leur manière dans ce que deviendrait plus tard les hypertextes ou des textes algorithmiques. Saporta décide de distribuer son récit sans numérotation et sans reliure, ce qui obligera aux lecteurs de choisir l’ordre des feuilles pour recomposer l’histoire. Alors que Queneau fini par couper à l’horizontal les 14 lignes de son poème de 10 pages, ce qui fait 10^14 possibilités combinatoires ou 100.000.000.000.000 de poèmes.

Ces deux travaux ont été traduits de maintes reprises pour des supports électroniques. Composition No.1 a été adapté pour le support iPad par Universal Everything, avec un défilement infini et aléatoire des pages du livre : en posant son doigt sur l’écran on arrête ce flux illisible avant de le soulever pour provoquer un nouveau défilement aléatoire. Cent Mille Milliards de Poèmes a été adapté dans une version interactive par Antoine Denize dans un CD-Rom édité par Gallimard en 1999, puis par Douglas Edric Stanley dans une version pour iPhone qui n’a toujours pas été édité. Il existe également de nombreuses versions en ligne des Cent Mille Milliards de Poèmes.

Eliza est un logiciel conversationnel conçu en MIT en 1964 par Joseph Weizenbaum. Ce logiciel simule une conversation humaine en posant divers questions à partir de mots clés extraits du texte de l’utilisateur. Pour chaque phase écrite par l’utilisateur, Eliza re-pose une nouvelle question, ce qui lui permet de converser à l’infini avec l’utilisateur sans avoir recours à un quelconque base de données.

Eliza est un des précurseurs des jeux de co-écriture, comme les jeux d’aventure et pose les premières pierres également des « chatterbots », le plus célèbre exemple étant aujourd’hui l’assistant Siri du iPhone d’Apple.

Colossal Cave Adventure propose une déambulation dans un univers imaginaire, composé uniquement de descriptions textuelles. Pour naviguer dans ce monde, le joueur écrit des instructions (« ouvrir porte », « ramasser la clé », « allumer lampe », etc) qui — si elles sont comprises par le programme — provoqueront de nouvelles descriptions et récits textuels qui se modifient en fonction.

Nous nous intéressons ici à l’idée d’une narration qui nécessite une structuration autre que des lettres enfilées de manière linéaire dans des phrases et des paragraphes. La structure du jeu d’aventure textuel n’est pas le même que la forme textuelle qu’elle génère. Il s’agit plutôt d’une écriture matricielle qui peut et doit s’adapter en fonction des commandes du joueur et des variables internes du programme.

Dès 1978, les « MUD » mélangeaient le mode de navigation textuel introduit avec Colossal Cave Adventure mais en rajoutant d’autres aspects hypertextuels comme les robots conversationnels . Plus tard, des déambulations collectives seront introduites avec la possibilité de croiser d’autres joueurs et converser avec eux dans différentes « salles » de l’histoire ; c’est le début des « chat rooms ».

Mais en réalité, nous nous intéressons à l’idée de la modularité : les « MUD » intégraient la possibilité de modifier le « monde » textuel dans lequel le joueur déambulait, créant ainsi une confusion entre lecture, écriture et jeu. Certains MUD permettait par exemple de créer des « objets » textuels et de déposer dans différentes « salles » du jeu. Cette réversibilité n’a rien d’étonnant puisqu’il prolonge la réversibilité intrinsèque des systèmes de lecture/écriture traditionnels. Mais dans le cas d’une machine littéraire, cette réversibilité peut potentiellement modifier la notion classique du récit littéraire.

Les divers logiciels et projets de génération littéraire de Jean-Pierre Balpe construisent des textes à partir d’une matrice complexe qui combine à la fois des descripteurs syntaxiques et des descripteurs sémantiques. Cette approche atomique de la construction littéraire permet ensuite à Balpe de générer via ses programmes une infinité de poèmes, de nouvelles, d’articles de presse, d’articles de blogs, d’aphorismes, etc. Ces textes dépassent de loin les simples jeux combinatoires qui permettent de remplacer des mots aléatoirement dans une phrase. Il s’agit d’un jeu de construction dans une couche plus fondamentale de la construction littéraire. Il s’agit également d’une démonstration très explicite des possibilités nouvelles qui sont introduites à partir du moment où le texte s’accompagne d’algorithmes.

Hypercard était un environnement d’écriture multimédia créé par Bill Atkinson en 1987 pour le Macintosh. Il permettait de construire des « cartes », c’est-à-dire des fiches ou des pages réunissant texte, image, sons et plus tard vidéos avec la possibilité de relier ces cartes entre elles via de simples clic de souris. Il s’agit donc des débuts de l’hypertexte et de ce qui deviendrait plus tard le World Wide Web grâce à Tim Berners-Lee (CERN).

StorySpace était un autre logiciel d’écriture hypertextuelle, cette fois-ci avec une interface qui ressemblait plus à ce qu’on appelle aujourd’hui des « mind-maps », c’est-à-dire des nuages de textes reliés entre eux par des flèches qui identifiaient les connexions potentielles d’un texte avec un autre.

En plus de ces capacités multimédia hypertextuelles, Hypercard ajoutait également la programmabilité de ses fiches. Le langage HyperTalk accompagnait l’environnement Hypercard et permettait aux auteurs d’associer des comportements aux divers ingrédients des fiches. Nous retenons avant tout cette idée d’un environnement où les auteurs puissent facilement attacher des comportements programmables à des objets graphiques et textuels.

Ces deux créations interactives jouent avec les lettres d’une manière toute aussi expressive et dynamique que les « sprites » d’un jeu vidéo : les lettres dansent, s’agglutinent, et s’éloignent en fonction des interactions du joueur. Ces interactions racontent des histoires ou jouent avec le sens des mots. Autrement dit, l’interactivité ajoute une dimension supplémentaire aux mots, qui dans certains cas n’ont de sens que si on déploie le programme qui l’anime : sans interagir avec ces mots, ils ne sont que du texte sur un écran.

À noter : Douglas Edric Stanley, le chef de ce projet « Écriture mobile » a été un des collaborateurs principaux de Claude Faure sur La dérive des continents, notamment dans la création des interactions avec les mots.

Grammatron est une sorte de curiosité historique puisqu’il prolonge les expérimentations hypertextuelles des années 1980 et 1990, mais dans le cadre du World Wide Web qui a fini par supplanter en grande partie les recherches hypertextuelles qui l’ont précédé. Il s’agit d’un texte qui se déploie sur plusieurs pages, accompagné d’une bande sonore et d’un programme qui change les pages du texte. Le tout crée une expérience à cheval entre la lecture, le cinéma ou la nouvelle logique du « surf » propre au web.

Grammatron témoigne de l’enthousiasme de cette nouvelle forme où le texte peut interagir profondément avec le « navigateur » et générer de nouveaux sens et une nouvelle forme de récit littéraire. Sa phrase clé est « I link, therefore I am », un clin d’œil à la traduction anglaise de « Cogito ergo sum ». Mais Grammatron est également historiquement daté par cette même logique, puisque l’hyperlien est devenu plus ou moins une banalité quotidienne à laquelle nous ne faisons plus attention.

Le CD-ROM Moments de Rousseau par Jean-Louis Boissier reprend un certain nombre de logiques déjà à l’œuvre dans le Flora Petrinsularis, également une œuvre sur CD-ROM de Boissier. Il s’agit d’une forme de lecture augmenté de Jean-Jacques Rousseau, sinon d’un « supplément » où des formes interactives (son, image en mouvement, schémas) sont rajoutés au texte originel de Rousseau. Ces deux œuvres ont également une version « installation » où souvent la figure du livre est reprise, soit sous la forme d’un livre physique qui pilote l’image interactive, soit sous la forme d’un geste au dessus d’une table interactive qui reproduit le geste de tourner les pages.

Nous nous inspirons de nombreux aspects de ces œuvres, trop nombreux d’ailleurs pour explorer ici. Disons qu’une des principales innovations vient de la manière dont un média autre que le texte devient « lisible » à travers l’interactivité, avec une expérience proche de la « lecture » classique mais à l’intérieur d’une forme (la vidéo, par exemple) qui dans sa forme canonique ne s’opère pas de la même manière.

Comme le nom de son éditeur indique, « The Death of Bunny Munro » est un livre classique mais qui devient « augmenté » dans sa forme distribuée sur la plateforme iOS d’Apple. L’expérience de lecture reste relativement proche d’une lecture classique, mais avec des suppléments intriguant comme par exemple une ambiance sonore spécifiquement adapté aux différents chapitres du livre et créé par l’auteur (pratique, puisque Cave est avant tout un célèbre compositeur). Il y également la possibilité d’une lecture par le même auteur, avec un défilement du texte qui suit la lecture audio.

Nous nous intéressons de la manière dont la mise en forme du livre a été adapté à la spécificité des supports, y compris dans la variation entre l’iPhone et l’iPad.

Ces deux livres pour enfants tentent de retrouver un esprit de livres illustrés, mais en se servant d’animations à la place des illustrations fixes. Dans les deux cas, il y a un peu d’interactivité amusante où on doit toucher un objet ou faire un geste spécifique pour faire avancer l’histoire. Mais ce qui nous intéresse avant tout c’est la temporalité des illustrations et la manière dont elles « attendent » (en quelque sorte) le lecteur avant d’avancer.

Avant d’être racheté par Facebook, Push Pop Press était un des acteurs les plus prometteurs sur la nouvelle plateforme de publication sur iPad/AppStore. Avec leur livre Our Choice par Al Gore, ils ont proposé le premier de ce qui devait être une série de livres relativement classiques, feuilletés linéairement et avec des petites illustrations interactives. Malgré l’aspect plaisant des illustrations interactives, la véritable innovation de leur plateforme d’édition venait de sa simplicité, avec une interface de navigation extrêmement élégant en termes d’interaction tactile et qui permettait une navigation gestuelle dans le texte sans recourir à des boutons ou d’autres graphismes interactives qui sont souvent pratiques pour le développeur mais inutiles pour le lecteur. Puis, du point de vue du développement, la plateforme de Push Pop Press était bien plus souple et moderne qu’une plateforme comme celle proposée à la même époque par Adobe : celle de Push Pop Press était basée véritablement sur le texte avec tous ses avantages, alors que celle d’Adobe ne faisait que transformer le texte en images afin de garder la mise en page intacte depuis InDesign.

Ces trois applications tentent une forme de livre/essai qu’on doit lire avant tout sur un support interactif ou qui ajoutent des modalités de lecture qui génère certaines forme de lecture spécifiquement adapté au support. Par exemple dans Fish: A Tap Essay, le lecteur ne peut pas reculer dans ce texte qui se lit en tapant sur l’écran pour avancer à la prochaine page ; le texte ressemble du coup plus à un diaporama de type Power Point et oblige le lecteur à prêter plus d’attention aux arguments et slogans, souvent accompagnés d’images. Le fait que le lecteur sent « piégé » fait parti de l’expérience de sa lecture, qui est finalement un essai sur la concentration dans un monde surpeuplé de distractions numériques. Ici, l’interactivité rend lisible certains concepts du texte qui ne seraient tout simplement pas lisible dans un texte classique.

Éditions volumiques est la société qui a fait le plus d’expérimentation ces derniers temps pour marier l’expérience de lecture physique et l’expérience de lecture/jeu électronique/interactive. Douglas Edric Stanley et le département Media Design a déjà collaboré sur de nombreux projets avec Étienne Mineur et Les Éditions volumiques qui a déjà exprimé son intérêt à prolonger cette collaboration à travers ce projet de recherche « Écriture mobile ».

Upgrade Soul est une bande dessiné animée et interactive, avec une forme de lecture qui prend en compte divers capteurs du support. Par exemple, en inclinant l’iPad pendant la lecture, l’accéléromètre modifie la perspective du dessin. De la même manière que The Death of Bunny Munro, il est également accompagné d’une bande sonore qui accompagne chaque chapitre mais qui marche plutôt comme une plage sonore ambiante intemporelle, permettant au lecteur de lire à son propre rythme, mais en donnant néanmoins des indices narratives et émotionnelles qui augmente son expérience de l’histoire.

Il serait aussi important à noter que Upgrade Soul utilise un moteur de rendu pour les jeux vidéo, Unity3D. Nous le préconisons également comme un outil potentiel dans notre chaîne de fabrication d’Écriture algorithmique.

Équipe

*Douglas Edric Stanley** est chef du projet.

Douglas est enseignant au Master Media Design de la Haute École d’Art et de Design de Genève où il enseigne le Design algorithmique. Il est également professeur d’Arts numériques à l’École supérieure d’art d’Aix-en-Provence où il dirige L’atelier Hypermédia, un atelier qui traite l’algorithme et le code en tant que matières plastiques. Il a donné de multiples workshops sur la programmation dans un contexte artistique pour divers associations, universités et écoles d’art. Il a participé en tant qu’artiste à de nombreuses expositions liées à l’art informatique : ICC Biennale, Tokyo ; Ars Electronica, Linz ; ZeroOne, San Jose ; Enter Multimediale, Prague. Il a exposé ses installations interactives dans des musées comme le Centre Pompidou ou la Fondation Vasarely et distribue divers écrits, réalisations et outils de création à travers son site, abstractmachine.net ou des plateformes de distribution comme le AppStore. En 2012 il a conçu et développé avec Trivial Mass une scénographie interactive pour la Commission Internationale Olympique au sein du village Olympique de Londres. Pour la HEAD -Genève, il a collaboré sur des projets de scénographie interactive avec des clients comme Tissot SA, Présence Suisse ou UTP Valais et dans des contextes de grande visibilité tels que le Salon Mondial de l’Horlogerie et de la Bijouterie (Baselworld), le Salon del mobile Milan, ou The House of Swizerland pendant les jeux Olympiques de 2012.

Entre 2009-2011, Douglas a été directeur artistique et technologique du projet de recherche CityMedia, une collaboration entre l’École supérieure d’art d’Aix-en-Provence, l’association Seconde Nature et le laboratoire de recherche Co-Design Lab & Media Studies à Telecom Paris Tech. Ce projet a travaillé sur la forme d’un grand écran interactif tactile qui intègre également un système de capture de mouvements, qui peut être activé par plusieurs personnes à la fois, agissant de concert ou de manières indépendantes. Ce projet de recherche à été financé par un Fond FEDER pour la Région PACA en France.

*Raphaël Muñoz** est développeur sur le projet.

Raphaël est un Media Designer Suisse porteur d’un Bachelor en communication visuelle et d’un Master en Media Design, tous deux obtenus au sein de la Haute Ecole d’Art et de Design de Genève (HEAD -Genève). Il est le co-fondateur du studio de création multimédia Aprobado (Genève). Designer et développeur, il s’intéresse tout particulièrement à l’interactivité dans la création numérique et aux systèmes ludiques.

Raphaël Muñoz et Douglas Edric Stanley ont déjà collaboré à plusieurs reprises, notamment sur la création d’un moteur de jeu pour le jeu vidéo augmenté, Geek Run. Ce moteur a été développé lors d’une résidence au V2_labs à Rotterdam. Le jeu Geek Run a été exposé lors de nombreux festivals d’arts et de design numériques, tels que ISMAR (Bâle), Touch (Lausanne), Platine (Köln), Festival Mapping (Genève). Ils ont également collaboré avec les autres membres de l’équipe de Geek Run (Emilie Tappolet et Maria Beltran) sur une adaptation de ce jeu pour une scénographie pour l’Union des transports publics du Valais [Suisse].

Actuellement, Raphaël Muñoz collabore avec la société Faceshift AG et le laboratoire LGG Lab de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne sur une scénographie interactive utilisant leur plateforme de reconnaissance faciale en temps-réel, Faceshift.

Bibliographie