Lexicon / zigzag

Douglas Edric Stanley

2003.04.22

source code: zigzag

Du fond noir emerge la ligne — en zigzag, frétillante, aléatoire. Sans direction apparente, elle monte, déscend, passe à droite et à gauche, revient sur elle-même, puis repart encore dans le sens opposé. De ce mouvement chaotique elle forme un nœud de lignes, une sorte d’écriture illisible, ou de dessin informe, autrement dit, de la gribouille :

Gribouiller est d’origine incertaine. Pour certains, il s’agirait d’un emprunt (1611) au néerlandais kriebelen « fourmiller, démanger » et « griffoner » … On a proposé aussi de rattacher ce verbe à l’ancien grabouiller « barbouiller, griffoner » en picard (cf. grabuge), mais le passage de gra- à gri- reste inexpliqué. Pour G. Guiraud enfin, gribouiller serait un composé de gripper « griffer » et de bouiller « fouiller l’eau », « brouiller ».
– Alain Rey, et al. ; Dictionnaire historique de la langue française ; 1995 ; pp. 919

Très vite, cette griffure informe se multiplie en plusieurs points, d’où une certaine démangeaison ou fourmillement général. Il n’y a pas un seul trait aléatoire, mais un ensemble de traits répartis sur la surface qui bougent. Si ça gratte, c’est parce que l’image est traversée de partout par de petits pixels qui se déploient sur elle, et laissent des traces, construisant un ensemble brouillé.

Servovalve, Carbon
Servovalve, Carbon
Servovalve, Carbon
Servovalve, Carbon

Parallèment, une deuxième logique travaille l’image. Chaque pixel, chaque point déssiné dans le mouvement n’a pas la même intensité colormétrique. Certaines régions du coup deviennent sombres, d’autres plus éclairées. Car si le mouvement de la griffure abstraite est aléatoire, ce qu’elle laisse derrière elle en est tout autre. En réalité cette ligne est tout simplement en train de dessiner, petit-à-petit, tous les pixels d’une figure précise. À partir d’un mouvement aléatoire local, l’abstraction forme une figure globale bien ordonnée. Depuis l’intérieur du mouvement rhizomique émerge tout doucement une autre image, radicalement différente de la première, mais sans que le programme ait changé une seule ligne d’execution. Cette nouvelle image n’est pas incompatible avec la première, sinon le programme ne fonctionnerait pas. Mais elle est d’un autre ordre; elle est d’une autre nature. Il s’agit de la naissance d’une figure depuis l’intérieur de la ligne abstraite, et pas n’importe quelle figure : voici la naissance, selon Carbon, de la figure humaine.

Deux algorithmes parallèles sont à l’œuvre. Un premier algorithme déplace un crayon de façon irrégulière, déssinant ainsi un zigzag. Un deuxième algorithme profite de ce déplacement pour distribuer des couleurs d’une autre image à l’emplacement même du zigzag. L’image se trouve désormais transformée, car on s’est rendu compte que le fourmillement n’était pas seul — qu’il était accompagné depuis toujours d’un autre mouvement plus subtile mais travaillant à une autre vitesse. Le bascul d’une régime de l’image (ligne abstraite, dessin arabesque) à une autre (portrait, figure humaine) s’est passé en deux temps au niveau de la perception, mais pour le programme les deux sont au travail depuis le départ, mais en parallèle. C’est d’ailleurs la rencontre des deux algorithmes travaillant à deux vitesses qui donne cette forme d’abstraction figurative si particulière de Carbon.

Ce double mouvement, abstraction / figuration, aussi vieux que l’art lui-même, est rejoint par un autre oscillation mythique de l’art, celle du trait mélancholique invoqué par Pline l’ancien dans son Histoire naturelle comme l’origine même de la peinture — dont voici la version d’Hubert Damisch :

La fille de Corinthe … n’aura pas attendu que s’éloignât le bateau qui emportait son amant pour imaginer de voir l’image de celui-ci se dessiner sur un écran. Dans l’immanence du départ, elle sut, par un trait qui méritait en effet de prendre force de mythe, en fixer l’ombre telle qu’elle la projeta sur le mur à l’aide d’une chandelle … Mais ce dessin, come l’écrira Rousseau, dont « l’amour — dit-on — fut l’inventeur », n’était que trop bien fait pour réveiller son désir en lui rappelant, si grossièrement que ce fût, l’objet perdu de ses vœux. Le motif de départ de l’amant, comme celui de la saisie de l’ombre, la distance qu’implique l’idée de projection suffisent à dire que l’art, dans le moment même de ce qui est présenté comme son « origine », est lié à l’absence, à la perte, au manque. Comme l’est, sans qu’il y soit besoin du mythe pour l’énoncer, le trait qui fait le partage entre la figure et le fond.
– Hubert Damisch ; Traité du trait: Tractatus tractus ; 1995 ; pp. 76

L’effet de re-trait du trait lui-même, sa difficulté, voire son impossibilité de rendre visible sans s’effacer, joue l’effet d’odeur de pain brulé qui évoque sans rendre corps, et laisse une trace dans l’image.

Mais s’il y a un mouvement interne à notre trait, à cette griffure, à cette gribouille — il s’agit pour nous d’un mouvement qui joue sur un autre régistre troublé de la représentation, à savoir le problème du code vis-à-vis de son exécution. Autrement dit, Carbon ne reproduit pas ce mythe fondateur, il le réapproprie pour son compte, et du coup le re-écrit. Car la problèmatique de la disparition, romantique en fin de compte dans sa conception de l’art, ne correspond que superficiellement dans le cas de Carbon — avec son ambiance brouillé, voire lugubre. Quelque chose est disparue, l’image elle-même joue sur la disparition, mais c’est la naissance d’une autre figure à l’intérieur de cette disparition qui est à l’œuvre. Elle signale d’ailleurs la naissance d’une autre image toute autre.

Cette oscillation entre trait abstrait et forme figurale, jouera pour nous alors d’allégorie pour le rapport conflictuel entre le code et son rendu, car ce qui est vrai pour le trait, l’est surtout pour le code. La figure rendue par Carbon est autant formé que déformé par le code, par le mouvement du programme; il s’agit d’un seul et même trait :

Je le surnommerai le retrait ou l’éclipse, l’inapparence différentielle du trait … Un tracé ne se voit pas. On ne devrait pas le voir (ne disons pas pour autant « Il faut ne pas le voir ») dans la mesure où ce qui lui reste d’épaisseur colorée tend à s’exténuer pour marquer la seule bordure d’un contour : entre le dedans et le dehors d’une figure. Cette limite atteinte, il n’y a plus à voir, pas même du noir et blanc, de la figure / forme … Cette limite n’est jamais présentement atteinte mais le dessin toujours fait signe vers cette inaccessibilité, vers le seuil où n’apparaît que l’entour du trait, ce qu’il espace en délimitant et qui donc ne lui appartient pas. Rien n’appartient au trait.
– Jacques Derrida ; Mémoires d’aveugle: L’autoportrait et autres ruines ; 1990 ; pp. 58

Le code forme la figure, la rend visible en la délimitant, mais subit, dans le même mouvement, la même inapparence différentielle du trait. Le passage de l’un à l’autre, de l’abstraction à la figuration, du trait à la figure, et du code à l’image, se passe en deux modes d’existence contemporaines mais distinctes, alors qu’il s’agit du même espace occupé sur la surface de l’image.

Dans l’espace de ce décalage, Carbon rend visible le travail constructive du moteur dans la visibilité même de l’image. Dans « Ways of Seeing » (John Berger ; Ways of seeing ; 1973 ; pp. 16) , John Berger suggère que selon la logique de la perspective, il ne peut pas y avoir de réciprocité visuelle, contrairement à la photographie qui a tendance à multiplier les points de vue. La perspective n’intégrerait pas le point de vue du regardé dans le point de vue du regardeur. Quelque soit la qualité de l’analyse de Berger — et nous avons de fortes doutes sur la pérenité de sa formule — nous pouvons néanmoins s’en inspirer pour souligné le croisement d’au moins deux points de vue de visiblité de l’image. Dans Carbon, le regard est forcément doublé par un deuxième point de vue, à savoir celle du fabricant de l’image que je regarde. Contrairement à la perspective de Berger, où dans la place du prince — « comme un Dieu » — toutes les lignes de l’univers converge sur mon œil, ici l’image émerge d’un fond que je n’arrive absoluement pas à sasir d’un seul trait. Les lignes de fuite et le trait d’horizon se sont ici transformés en de vecteurs horizontals remplissant l’espace avec une perspective immanente à l’image, comme dans un tableau de Lynch ou de Buñuel, remplis de béstioles qui partent dans tous les sens. Et c’est là que je dois saisir la figure.

Un chien andalou, Buñuel & Dali, 1927
Un chien andalou, Buñuel & Dali, 1927

On est encore moins dans les chaussures de Dieu selon la formule de Berger; la figure ne vient pas vers moi, c’est moi qui part à la recherche de la figure, et elle n’est même pas saisissable, car encore en mode rendu. L’image me fuit, elle est toujours traversée d’un trou — swiss cheese — puisqu’il y a un constructeur qui travaille encore de son côté pour rendre visible l’image pendant que je travaille de mon côté pour la saisir.

Blue Velvet, David Lynch, 1987
Ant Bee Tarantula, David Lynch, 1998

Revenons maintenant sur le titre, Carbon. Carbon signifie en anglais un élément, le carbone, de la même famille alors du charbon tenu par la fille de Corinthe pour fixer le trait de l’ombre de son amant parti en guerre. Mais Carbon signifie surtout un procédé de transfert, à savoir le décalcage, ou en anglais le « carbon copy ». Si vous vous êtes déjà posé la question de la signification des mots CC: dans votre logiciel email, vous avez maintenant la réponse : carbon_copy fait référence à un procédé plus ou moins désuet permettant de faire plusieurs copies d’une lettre en écrivant sur un papier carbone. Dans le Carbon de Servovalve, il s’agit également d’un procédé de décalcage, où une image est transférée sur un autre support, point par point, comme par frottement. Mais s’agit-il d’une référence déïctique, tel que Roland Barthes le décrit dans La chambre claire à propos de la Photographie ? Est-ce que l’allégorie du disparu comme fondement de l’image est si bien approprié dans la machine ici en jeu ?

Alfred Hitchcock, North by Northwest
Alfred Hitchcock, North by Northwest

Bien sur, Carbon fait référence à une autre image, visiblement Photographique celle-ci. Mais au lieu de pointer vers elle comme d’un doigt (cf. « Barthes » (John Berger ; Ways of seeing ; 1973 ; pp. 16) ), elle utilise plutôt son doit pour la déssiner, c’est-à-dire pour la (re)fabriquer, c’est-à-dire pour la (re)construire. Bien que la référence déïctique cher à Barthes est toujours d’actualité concernant le contenu de l’image, et donc de sa réprésentation finale, l’effet actif du carbon_copy, qui suit plutôt la logique du transfert informatique et non pas celle du référent, construit peut-être un autre dispositif d’image, car celle-ci modifie en permanence son résultat. Au lieu de reconstruire à l’infini la même image disparue comme répétition, cette machine l’utilise plutôt comme référent pour improviser de nouveaux mouvements et de nouvelles figures.

Ce qui nous amène à l’aspect monstrueuse de l’image. Si vous regardez très longtemps cette machine, vous appercevrez peut-être que les visages ne se répètent que rarement, voire jamais. Le visage est toujours différent, varié, mais garde en même temps cet aspect triste, voire déformé. En réalité, vous ne verrez jamais le même visage deux fois, parce que Servovalve a instruit son programme de les mélanger lors du procédé de décalcage. Pour chaque portrait, Carbon fait un carbon_copy de deux visages différents, il décalque deux portraits l’un sur l’autre, comme si — ambidextre — vous faisiez le portrait de deux personnes en même temps et avec vos deux mains mais sur le même support. Si vous arriviez à caler les nez, les yeux et la bouche, vous arriveriez à un résultat très proche de la méthode de Carbon.

cf. carbon_copy, informe, rhizome, décalcage.